jeudi, 16 février 2006
Perec, l'origine des textes
(cet article est paru dans La presse Littéraire n° 1)
L’un des plus grands écrivains français du 20e siècle ? Georges Perec, hélas ! serait-on tenté de dire, tant on ne peut se lasser d’admirer ses extraordinaires dons d’écriture (on aurait du mal à relever dans toute son œuvre une phrase faible, comme on peut en lire pourtant chez bien des génies, dont Flaubert), et se désoler en même temps que cette œuvre se soit enfermée dans la description du monde ramené à ses surfaces et ses collections d’objets, sans que jamais un souffle ne la traverse.
Ecrit après La vie mode d’emploi, et peu de temps avant sa mort, publié seulement dans le bulletin Hachette Informations n° 18 (1980) puis dans le Magazine littéraire n° 193 (mars 1983), Le Voyage d’Hiver surprend par son inspiration le connaisseur de Perec. C’est à la fois un éblouissant exercice de style et une nouvelle fantastique très réussie. L’argument est magnifique : un jeune professeur de lettres, Vincent Degraël, en visite chez des amis au Havre à la veille de la seconde guerre mondiale, découvre dans une bibliothèque l’œuvre d’un auteur inconnu, Le Voyage d’Hiver, de Hugo Vernier. Le lisant, il est surpris de la familiarité de certaines phrases rencontrées, jusqu’à ce qu’il comprenne que ce livre est composé largement d’emprunts à de nombreux auteurs du 19e siècle : Lautréamont, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Charles Cros, Germain Nouveau, Tristan Corbière, Banville, Verhaeren…, essentiellement des poètes, mais aussi certains prosateurs : Léon Bloy, Ernest Hello. Degraël croit d’abord avoir affaire à un plagiaire, avant de vérifier la date de parution du livre : 1864. Ce serait donc une « anthologie prémonitoire », puisque tous ces grands auteurs du 19e, qui ont publié les œuvres citées après cette date, auraient en fait puisé leur inspiration dans Vernier. Croyant avoir découvert l’un des plus grands secrets littéraires de tous les temps, dont la révélation fera scandale et sensation, Degraël se promet d’effectuer de plus amples recherches mais est mobilisé dès le lendemain. Il ne reviendra qu’en 1945 en France, mais alors tous les exemplaires restants du Voyage d’Hiver auront disparu, la bibliothèque de ses amis bombardée, l’exemplaire du dépôt légal de la Bibliothèque Nationale évanoui après un envoi au relieur, les actes d’état civil de Vernier détruits aussi dans des bombardements - et le professeur sera dans l’impossibilité, malgré les recherches de toute une vie, de prouver sa thèse. On retrouve après sa mort un cahier relié intitulé Le Voyage d’Hiver, les 8 premières pages retracent l’histoire de ces recherches, les 392 autres sont blanches.
Le goût de la contrainte, qui fut dans toute l’œuvre de Perec sa géniale originalité, sa force et sa limite, se retrouve dans l’exploitation des initiales VH qui créent les noms propres ou d’œuvres : le Voyage d’Hiver, Vincent Degraël, Hugo Vernier, Hervé frères, et jusqu’aux villes : Le Havre, Verrières, Vimy, Verviers, Honfleur, Valenciennes.
Beau et parfait objet littéraire, cette très courte nouvelle se limite et s’arrête à l’énoncé d’un mystère ; elle n’ajoute rien, n’exploite rien. On imagine ce qui aurait pu être tiré de semblable argument. Mais Perec n’a rien d’un auteur fantastique, et ne veut pas se laisser entraîner. Et pourtant, quel est cet être qui disparaît aussi mystérieusement qu’il est apparu, sans laisser aucune trace, ni de son œuvre ni de son existence terrestre ? Quel est ce livre révélé à un seul, comme une grâce ? Quelle est cette parole, antérieure et originelle, à laquelle viennent puiser les futurs génies ? Perec ne traite-t-il pas négligemment, ou sans s’en apercevoir, ou sans vouloir le reconnaître, d’un au-delà, d’un en deçà de la parole ? Perec aurait fui cette interprétation d’ordre poétique ou religieux, mais qui est pourtant la seule qui tienne : car comment pourrait-on soutenir que Rimbaud, Mallarmé, Bloy, etc. aient pu concevoir et développer leur œuvre à partir d’une seule phrase relevée dans un ouvrage ? L’hypothèse, si elle est séduisante, est absurde.
A l’opposé de toute littérature fantastique, l’œuvre générale de Perec se borne à la réalité qu’elle tente d’épuiser par des relevés de géomètre, des énumérations, des classifications, des descriptions plates et techniques comme des notices pharmaceutiques, auprès desquelles les descriptions de Balzac apparaissent comme des modèles de lyrisme. Un peu de « l’art poétique » de Perec peut être déduit de ces formules extraites de « Espèces d’espaces » : « Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. » ; « Ne pas dire, ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet, même si ça a l’air grotesque, ou futile, ou stupide. »
Ainsi, La Vie mode d’emploi, prouesse d’écriture et de composition, est une entreprise fascinante, impressionnante, mais pour peu qu’on la compare à un autre énorme texte écrit lui aussi en plus de sept ans, Ulysse, de Joyce, on voit à quel point le roman de Perec, somme de choses croisées, n’a aucune consistance face à un texte universel qui en une seule journée à Dublin, nous restitue l’ensemble de la vie humaine, cette vie (malgré son titre trompeur !) si absente du roman pluriel de Perec, plein de personnages auxquels on ne s’intéresse pas, plein d’histoires auxquelles on n’adhère pas, sans doute par la faute d’un recours trop systématique au pastiche.
Le Voyage d’Hiver ne nous entraînera donc pas au-delà d’une magnifique idée. Rien n’est révélé, tout est posé. Le monde vécu et décrit par Perec est souvent désespérant, car il n’a pas de sens, on l’occupe par un projet arbitraire (tous les projets donc se valent), que l’on suivra avec un soin minutieux, maniaque, exhaustif dans le minuscule. Rien ne le précise mieux que cette citation de La Vie mode d’emploi : « face à l’inextricable incohérence du monde, il s’agira alors d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.
Bartlebooth, en d’autres termes, décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d’un projet unique dont la nécessité arbitraire n’aurait d’autre fin qu’elle-même. »
Georges Perec, Le Voyage d’Hiver, Le Seuil, la librairie du XXe siècle, 5 €.
20:45 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Très originale cette histoire de "Voyage d'hiver". J'aime ceux qui sortent des sentiers battus, des idées convenues et qui osent, même si je n'apprécie pas tout Pérec (parfois ses contraintes en sont aussi pour le lecteur qui s'essouffle à le lire), il faut reconnaïtre qu'il a innové.
Écrit par : Calou | vendredi, 17 février 2006
La nouvelle donne envie d'être lue, une fois de plus, Perec a l'air d'y faire preuve d'une grande originalité, introduisant toujours dans ses oeuvres une contrainte qui après l'avoir amusée lui, amuse le lecteur. Mais les oeuvres de Perec sont elles juste un prétexte aux jeux sur les mots, rendant le récit secondaire, ou les jeux de mots sont-ils un agrément ajoutant du mérite aux romans de Perec?
Écrit par : claude | vendredi, 17 février 2006
c'est vous Jean jacques Nuel qui avez écrit ce texte ? je n'ai pas bien compris. Si c'est vous c'est bien vu cette évocation du monde réduit à sa surface. Comme si toute profondeur dans un un texte supposait que l'on ait accés à sa propre profondeur. Chez Perec toujours quelque chose se dérobe quand il est question de ça, comme si la surface ne dissimulait qu'un blanc.
Écrit par : phineus | vendredi, 17 février 2006
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