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samedi, 25 novembre 2006

Le préjugé biographique

(ou l’œuvre jugée par la vie de son auteur)

 

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Cet article, que j'ai proposé à quelques journaux et revues, est finalement paru dans le numéro 5 de Philosophie Magazine, mais dans le "Courrier des lecteurs" (nouvelle rubrique Carte blanche) et dans une version réduite de moitié par le comité de rédaction pour des impératifs de calibrage. Si l'essentiel de ma pensée s'y retrouve, l'article ainsi amputé a cependant perdu bien des éléments d'argumentation et de transition. Je le mets donc ici en ligne dans sa version complète.

Ce texte est en fait le développement d'un précédent article paru voici quelques années dans le magazine Ecrire & Editer, par lequel je m'élevais contre les accusations fielleuses proférées après la mort de Charles Trenet par quelques plumitifs, qui avançaient que l'attitude du fou chantant n'avait pas été exemplaire durant l'Occupation. Depuis lors, cette tendance à juger un artiste davantage sur sa vie que sur son oeuvre a connu de nombreuses et fâcheuses illustrations.

 

 

La récente affaire Peter Handke, où l’on a vu un administrateur de la Comédie-Française déprogrammer une pièce pour des motifs tenant, non au contenu ou à l’inspiration de cette pièce, mais à la vie personnelle de l’écrivain (Handke s’est rendu aux obsèques de Milosevic), illustre une tendance moderne et malsaine à juger une œuvre, ou à décider de son sort, en fonction d’éléments appartenant à la seule biographie de son auteur.

Ce dernier exemple, qui représente en fait une escalade (puisqu’un homme doté d’un pouvoir théâtral a bel et bien censuré une œuvre), s’inscrit dans un courant de pensée déjà ancien et particulièrement bien ancré en France, où le cas de l’écrivain Céline fait l’objet de controverses depuis des décennies. Il règne cette idée funeste qu’une œuvre ne peut être jugée indépendamment de la vie de son créateur et que ce dernier est comptable de sa vie privée : ses actes, ses écrits, ses pensées, ses comportements doivent être conformes à la morale officielle ; sinon, ses œuvres seront comme lui réprouvées, et l’homme doit plaider coupable, se repentir et se renier.

Ainsi, au milieu du concert d’hommages consacrés à Charles Trenet au moment de sa mort, quelques voix isolées se sont élevées, hargneuses, dénonciatrices, pour rappeler que le personnage n’aurait pas été exemplaire pendant les années de l’Occupation. Il a continué de chanter, lui reproche-t-on, au lieu d’entrer en Résistance. Dans un mouvement et une association d’idées qui leur semblent logiques, ces mêmes voix tirent argument de la conduite de Trenet pour diminuer ou nier la valeur de son œuvre.

Le fou chantant n’est pas un cas isolé. Régulièrement, des articles rappellent que Simenon n’a pas brillé par son courage durant l’Occupation. Sartre lui-même n’échappe pas à ce soupçon. Tout récemment, Günter Grass s’est vu reprocher son enrôlement de jeunesse dans les Waffen SS. Certains maîtres censeurs, qui n’ont d’autre légitimité que celle qu’ils se sont accordée, mais dont l’influence n’est pas négligeable – ils sont bien installés dans les médias, les universités ou les institutions culturelles – agissent ainsi comme de véritables commissaires politiques, dénonçant tout ce qui n’est pas « politiquement correct » ; ces vigies sectaires surveillent les faits, les gestes et les propos d’hommes et de femmes dont ils jalousent souvent le pouvoir de création, traquant les pensées non conformes ou les amitiés douteuses. Mais que l’on condamne Flaubert ou Baudelaire au nom d’une morale sexuelle et religieuse, ou Handke au nom d’une morale politique, c’est la même chose, la même démarche. Les mêmes policiers dogmatiques, à travers le temps et les circonstances, prétendent régenter la littérature au nom d’une morale séculière.

Quelle chance, finalement, que l’on ne sache rien ou presque d’Eschyle, de Homère, de Shakespeare, de Dante ! Car nous ne connaissons que leurs œuvres immortelles, nous avons fort peu d’éléments sur le déroulement de leurs vies – dont certains épisodes furent peut-être peu glorieux, ou répréhensibles. Quelle chance que l’on ait tant d’incertitudes sur la vie de beaucoup d’anciens et de classiques, au point que l’on mette parfois leur existence en doute ! Et que nombre de belles œuvres du Moyen Age soient anonymes !

Un artiste est responsable de ses actes, à l’égal (ni plus, ni moins) des autres hommes, et doit être jugé pour ceux-ci, s’ils sont contestables ; son œuvre doit être jugée en elle-même, pour elle-même. Céline, malgré les horreurs antisémites qu’il a pu écrire par ailleurs, reste l’auteur du Voyage au bout de la nuit, ce grand livre sur la condition humaine. Le préjugé biographique, ou cette fâcheuse confusion entre la vie et l’œuvre, s’exerce sur les premiers auteurs pour lesquels on possède quelque information. Molière aurait couché avec sa fille. Jean-Jacques Rousseau a abandonné ses enfants à l’Assistance publique. Ces éléments d’ordre privé (et qu’il faudrait parfois replacer dans leur époque et leur contexte pour les apprécier pleinement) constituent pour les détracteurs autant d’arguments pour la censure de créations littéraires.

Le préjugé biographique repose sur l’idée d’une contamination de l’œuvre par son créateur, alors que la grande œuvre échappe à son auteur qui est, au mieux, le truchement d’un mystère. Si les petits livres disparaissent avec les petits hommes qui les ont laborieusement et imparfaitement façonnés, les grandes œuvres survivent à leurs auteurs, au dessus d’eux et de nous, de nos misères et de nos faiblesses, comme des étoiles indicatrices. Un jour, le créateur génial meurt, il ne reste plus rien de son esprit, bientôt il ne restera plus rien de son corps, mais son œuvre, frappée d’universel, frappée d’intemporel (mais non frappée d’alignement, comme le voudraient les censeurs) continue à surnager, ballottée à la surface des siècles. On la lit encore quand les querelles d’un temps, dans lequel se débattait l’artiste, ne sont plus compréhensibles. Les grandes œuvres n’appartiennent pas à leur auteur, elles sont le bien commun, le patrimoine de l’humanité. Censurer un roman ou une pièce parce que son accoucheur s’est exprimé ou a agi en contradiction avec les règles de la morale d’une époque, ce n’est pas punir l’artiste, c’est nous punir collectivement comme public, c’est nous priver d’un bien précieux. Il serait temps, en cette époque sectaire et policière, de retrouver une vue plus ouverte, plus humble et plus universelle de la littérature, il serait temps de retrouver une simple hauteur de vue.

mercredi, 31 août 2005

Pierre Autin-Grenier, un homme bien né

Alors que dans sa biographie Houellebecq non autorisé, Denis Demonpion tire mille conclusions du fait que l’auteur de La possibilité d’une île a triché sur sa date de naissance, se rajeunissant de deux ans pour brouiller les pistes et effacer son passé (et que bien des détracteurs y voient une preuve nouvelle de sa malhonnêteté), que penser du cas de l'auteur Pierre Autin-Grenier, qui se présente sur le site Pleutil :

"né le 4 avril 1952",
alors que sa fiche sur le site des auteurs recensés par l’Arald précise :
"né en 1947"
et que l’on découvre une autre date sur le site de Calou :

"né à Lyon le 4 avril 1950"

A cinq ans près, le compte est bon !

*

Ajout à la présente note : je découvre à l'instant le journal intime que Houellebecq tient désormais sur internet, et le passage où il évoque cette confusion sur sa date de naissance :

http://homepage.mac.com/michelhouellebecq/Ecrits/mourir.h...

"Je suis né en 1956 ou en 1958, je ne sais pas. Plus probablement en 1958. Ma mère m’a toujours raconté qu’elle avait trafiqué l’acte de naissance pour me permettre de rentrer à l’école à quatre ans au lieu de six – je suppose qu’il n’y avait pas de maternelle à l’époque. Elle s’était persuadée que j’étais un surdoué – parce qu’à l’âge de trois ans, paraît-il, j’avais appris à lire tout seul, avec des cubes, et qu’un soir en rentrant elle m’avait retrouvé, à sa grande surprise, lisant tranquillement le journal.

Qu’elle ait eu le pouvoir de le faire, ça ne fait aucun doute : les actes d’état civil étaient manuscrits et approximatifs, et elle faisait vraiment partie des notables à l’époque à La Réunion, elle y avait des relations puissantes."

06:20 Publié dans Humeurs | Lien permanent | Commentaires (8)

jeudi, 20 janvier 2005

La religion de l'inédit

Dans le numéro 33/34 de la revue Le Cri d’Os (dont la publication, qu’animait Jacques Simonomis, s’est aujourd’hui arrêtée), j’avais relevé une passionnante contribution de Jean l’Anselme, qui apparaissait comme un lointain écho à un éditorial de feue la revue Casse : la cinglante Edith O s’en prenait alors à la religion de l’inédit, dogme établi chez les directeurs de revues littéraires. Les auteurs connaissent bien ce problème, condamnés à ne proposer aux revues (voire aux sites littéraires en ligne) que de l’inédit, montrés du doigt s’ils publient le même texte dans un ou plusieurs autres périodiques.
« Que l’on m’oppose un « je ne peux pas publier votre texte car je n’en ai pas l’exclusivité » me fait toujours regimber. Quand un directeur reçoit par voie d’échanges toutes les revues, il peut se trouver agacé de voir ce qu’on lui offre semé déjà dans d’autres endroits, mais pense-t-il à la poignée de lecteurs de sa propre publication qui, n’ayant pas cet avantage, n’aura la veine de tomber sur le texte incriminé, qu’avec une chance de cocu ? Or, ce qui prévaut c’est l’intérêt du consommateur. J’ai beau argumenter que personne ne se chagrine de trouver la même information dans l’Obs, le Canard ou Libé, que ce que je propose procède aussi du désir d’informer, de prouver que je pense, que j’existe, que j’écris tout en souhaitant que le plus grand nombre le sache, personne ne m’écoute. »

Effectivement, personne ne s’offusque d’entendre la même chanson sur plusieurs antennes différentes, un film diffusé sur plusieurs chaînes, les mêmes invités à des émissions concurrentes ; seul l’excès de la diffusion nous fera crier au matraquage ! Pourquoi une revue qui tire à cent exemplaires exigerait-elle d’un auteur qu’il ne propose pas son texte à une autre revue qui aurait une autre aire de diffusion ? Et Jean l’Anselme d’enfoncer le clou :
« Sans compter que l’argent qui sert dans les autres domaines de la création à monnayer l’exclusivité, la propriété, n’a jamais été, chez les poètes, une monnaie d’échange. Notre récompense est une modeste gloire de fond de tiroir que l’exigence de l’inédit voudrait encore nous mesurer. Quand on songe au modeste lectorat d’une revue, on mesure l’écoute d’un texte inédit et la gloire qui rejaillit sur son auteur ! On est en droit de penser qu’en multipliant la publication de ce texte, cette gloire grandit dans les mêmes proportions. »

Ayant beaucoup publié de textes en revues, en ayant envoyé bien davantage, je garde en mémoire certaines exigences de responsables de revues - dont le tirage avoisine les 88 exemplaires, le public une vingtaine d’abonnés, et dont la présentation a tout du torchon cochonné -, qui conservent votre texte dans un tiroir, vous interdisant de le proposer ailleurs, et vous annoncent après plusieurs années qu’ils doivent cesser leur parution sans pouvoir publier le texte retenu (quand ils vous préviennent, car vous pouvez apprendre leur faillite par hasard). En proposant de « modifier notre constitution », Jean l’Anselme parle d’un véritable problème qui mérite d’être débattu. Manifestement, ici, l’intérêt de l’éditeur semble s’opposer à celui de l’auteur. Mais quel est l’intérêt du lecteur ?

07:25 Publié dans Humeurs | Lien permanent