Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 04 novembre 2022

Courts métrages (extraits)

Quelques textes brefs extraits de mes recueils "Courts métrages" et "Billets d'absence", parus en 2013 et 2015 aux éditions Le Pont du Change.

 

SÉPARATION DE CORPS

Un matin, Jean-Jacques se réveilla dans les deux lits jumeaux à la fois. Le trait d’union de son prénom avait glissé entre les deux matelas ; il devait se trouver sur le parquet, parmi les moutons de poussière, et sa taille minuscule comme sa couleur gris foncé ne faciliteraient pas les recherches. Profitant de cet incident, Jean et Jacques avaient pris leur indépendance et, après une petite virée nocturne, chacun de son côté, dans les quartiers malfamés de la ville, étaient revenus se coucher dans les deux lits séparés. Maintenant qu’ils avaient goûté à la liberté, ils auraient du mal à reprendre leur existence de frères siamois.

 

UN AUXILIAIRE DES SERVICES DE POLICE

Tout au long de l’enquête criminelle, l’assassin tenta désespérément d’aider l’inspecteur Colombin à démasquer le coupable. Depuis le début, il avait facilité la tâche des services de police en laissant sur la scène de crime ses empreintes digitales, son ADN et quelques objets personnels, dont sa propre carte d’identité infalsifiable ; il ne pouvait justifier du moindre alibi, et il avait de sérieux mobiles pour ce meurtre. Chaque jour, retrouvant le policier, il lui apportait un nouvel indice, une nouvelle preuve qu’il expliquait avec un vrai sens de la pédagogie. Peine perdue, l’enquêteur particulièrement obtus repartait sans cesse sur de nouvelles et fausses pistes. « N’oubliez pas que je reste le principal suspect dans cette affaire », répétait l’assassin, mais Colombin répondait invariablement : « Non, vous êtes un coupable trop évident. Ce serait trop facile. »

 

UNE POLITIQUE EN FAVEUR DE LA LECTURE

J’ai glissé un billet de vingt euros, en guise de marque-page, dans un ouvrage rendu à la bibliothèque municipale. Le prochain lecteur qui empruntera Le monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Shopenhauer se verra ainsi récompensé de sa curiosité intellectuelle. Il suffit de peu de chose pour encourager la lecture. Si mon humble procédé était adopté et reproduit à plus grande échelle par la collectivité, on améliorerait la fréquentation des bibliothèques publiques. Une poignée de billets de banque insérés çà et là dans des livres, que le lecteur découvrirait comme le trèfle à quatre feuilles au milieu du trèfle ordinaire, et les jeunes retrouveraient le goût de lire. Cela serait bien plus efficace que ces dizaines de millions d’euros de subventions versés comme dans un puits sans fond à des associations bidon censées promouvoir la lecture et la littérature. Donnez-moi le poste de ministre de la Culture, et franchement, je ne serai pas pire qu’un autre.

 

LE DROIT D’AÎNESSE

Ma sœur aînée, je le sais, est née un an après moi et se prétend mon aînée. Je ne l’ai jamais contredite pour ne pas la contrarier, car elle peut se montrer, dans ses accès de colère, d’une violence extrême. Et ma position de frère cadet, bien qu’elle repose sur un mensonge, m’arrange au fond : je n’ai jamais aimé les responsabilités, et laisse volontiers à ma sœur, depuis la mort brutale de nos parents, le rôle de chef de famille. Elle a de puissantes relations dans la haute administration, je sais qu’elle s’en est servi pour parvenir à une falsification du registre d’état civil. Mon acte de naissance a été trafiqué : on m’a rajeuni de deux ans pour me faire naître fictivement après elle. J’en veux secrètement à ma sœur. Elle aurait pu tout aussi bien ne pas toucher à mon année de naissance et reculer la sienne de deux ans, le résultat aurait été similaire. Mais sa coquetterie et sa peur de vieillir s’opposaient à cette solution, et elle a préféré attenter à mes jours.

 

FUMER TUE

J’avais arrêté de fumer juste avant le début de la guerre et dois peut-être à cette sage décision d’être encore en vie. L’armée nous avait mobilisés et envoyés sur la ligne de front. Dans la nuit noire, le soldat qui allumait une cigarette prenait un risque mortel ; le jeu pour les ennemis consistait à cribler de balles un cercle imaginaire autour du point d’incandescence. Ceux qui se tenaient trop près de l’imprudent pouvaient tomber aussi comme des fumeurs passifs.

 

lundi, 08 juillet 2019

Une saison avec Dieu (dossier critique)

une saison avec dieu,jean jacques nuel,le pont du change,critiquesPublié en avril 2019 par les éditions Le Pont du Change, "Une saison avec Dieu" est un court récit fantasque, qui ose mêler humour et spiritualité.

Il a reçu un bon accueil critique, chaque chroniqueur apportant un éclairage nouveau sur un récit plus complexe qu'il n'y parait.

 

Un article de Loïc Di Stefano sur le site Boojum ;

Un article de Christian Cottet-Emard ;

Un article de Jean-Pierre Longre ;

Un article de Denis Billamboz ;

Un article de Didier Pobel ;

Un article de Pierre Perrin ;

Un article de Patrice Maltaverne

(cette note a été reproduite en outre dans le numéro 84 de la revue Traction-Brabant) ;

Une recension (rapide) d' Eric Dussert ;

Un article de Jean-Paul Gavard-Perret .

 

Un article de Michel Ménaché est paru dans la revue Europe n° 1082 (été 2049) :

 

Jean-Jacques NUEL : Une saison avec Dieu

Editions Le Pont du Change, 14 €

Après ses savoureux courts métrages, je retrouve l’humour et la finesse de Jean-Jacques Nuel dans Une saison avec Dieu, fable philosophique tressant habilement les souvenirs autobiographiques de l’étudiant en Lettres et la fantaisie de l’agnostique qui aurait tant aimé rencontrer Dieu. Avec le talent du conteur, la magie opère et il suffit d’une annonce de colocation pour que Dieu vienne en personne toquer à la porte du sept rue de l’Epée, au début de l’hiver 1973

Le récit est mené rondement, en sept épisodes, sous l’égide des Confessions du mystique Jacob Boehme et du sceptique Antonio Porchia, ayant toujours aimé Dieu sans croire en lui. L’auteur, tel Diderot dans Jacques le Fataliste, livre peu à peu les indices, prend le lecteur à témoin, imagine ses réactions, pressent son incrédulité, devance ses démentis. Donc, quand Dieu se présente, c’est sous les traits de l’être le plus banal qui soit, sans le moindre signe extérieur de richesse : « Dieu n’avait rien de remarquable. » Il prend place, en toute discrétion, sans laisser voir -ou croire- que tout l’espace lui appartient : « Dieu était chez lui chez moi. » C’est un éternel solitaire, aux « goûts simples et rustiques », peu soucieux de ce que devient sa création entre les mains d’une humanité aussi irresponsable qu’imprévisible. Pourtant « Dieu savait tout sur tout » et rendait volontiers service grâce à ses aptitudes encyclopédiques : « Un Pic de la Mirandole puissance 10 ». L’auteur se souvient de sa ville d’avant avec une certaine nostalgie car le monde comme il va ne le satisfait guère. Avec les années, les rêves et les flâneries d’antan n’ont plus cours, le charme est rompu !

De ce passé lyonnais recomposé, le narrateur dit n’être que le « scribe ébloui » : « ce sont les mystères de la mémoire, ou la mémoire d’un mystère […] comme si Dieu était derrière le rideau. » Bien sûr, si Dieu est impénétrable, l’auteur ne manque pas lui-même de se livrer peu à peu, bougon et pessimiste, mais avec l’esprit qu’on lui connaît et qui vaut bien qu’on supporte ses griefs contre toutes les postures religieuses, philosophiques ou idéologiques, récusant tout autant le mirage socialiste que le chaos capitaliste : « L’homme ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir de Dieu. ». Reste l’humour, la politesse du désespoir. Avec un zeste d’émotion poétique, une sensibilité authentiquement humaine…

Michel MÉNACHÉ

*

Description et commande de l'ouvrage.

 

samedi, 09 mars 2019

Le Nom (2005)

En 2005 (comme le temps passe !) paraissait aux éditions A Contrario le roman Le Nom.

PdC logo Pantone541.jpgCe livre reçut un bel accueil critique (et je ne remercierai jamais assez Matthieu Baumier, alors directeur littéraire de cette maison d'édition, de s'être investi sur cette publication et d'avoir récolté de nombreux articles, notamment dans Le Magazine littéraire et sur le site d'Arte).

Malheureusement, les éditions A Contrario connurent une faillite rapide, et le livre est depuis longtemps introuvable, sauf sur le marché de l'occasion.

J'envisage d'ici la fin de l'année de republier – probablement au Pont du Change - ce court roman, suivi d'un autre récit, inédit, et d'une demi-douzaine de nouvelles.

En attendant, une version numérique du Nom est disponible, en ebook.

 

lundi, 21 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (6/6)

En feuilleton (dernier épisode), des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.


APOSTROPHES
Quand j’étais jeune, je regardais chaque vendredi soir à la télévision l’émission Apostrophes de Bernard Pivot. Les écrivains se succédaient sur le plateau, et j’avais la conviction qu’un jour ce serait mon tour d’aller m’asseoir face aux caméras pour répondre aux questions de l’animateur sur mon dernier ouvrage publié. Le temps a passé, Apostrophes a disparu depuis longtemps, rejoignant les archives de l’audiovisuel, les éditeurs ont refusé tous mes manuscrits, mes illusions sont usées jusqu’à la corde, et Pivot ne me connaît pas. Ni lui, ni ses nombreux invités n’ont jamais connu mon nom, ni même soupçonné mon existence. J’étais devant l’écran du téléviseur comme derrière un miroir sans tain : je voyais jouer les acteurs du livre, mais eux ne me voyaient pas les regarder.
*

LE MONDE EN 3 D
Désinfection Désinsectisation Dératisation. L’entreprise 3D, qui intervient dans les vingt-quatre heures et sept jours sur sept, détruit et éradique tous les parasites et animaux nuisibles : cafards, cancrelats, blattes, guêpes, frelons, souris, rats, surmulots, puces, punaises de lit, araignées, mites, fourmis, chenilles processionnaires. Depuis que j’ai été recruté dans cette chaleureuse entreprise familiale, ma vie, longtemps erratique, s’est enfin stabilisée. J’ai un emploi régulier, un bon salaire, des collègues sympathiques, des perspectives d’avancement. Le secrétariat est tenu par Julie, une charmante petite blonde en laquelle j’ai tout de suite reconnu la femme de ma vie ; nous nous sommes mariés et nous avons maintenant deux beaux enfants. Me voilà un homme comblé. Jamais je n’aurais espéré connaître autant de bonheur. Je dois tout aux nuisibles.
*

LE BUG DE L’AN DEUX MILLE
Le premier janvier de l’an deux mille, il se réveilla difficilement, après sa cuite monumentale de la veille. Il était seul. Les amis étaient partis après minuit, les bouteilles vides jonchaient le sol, et sa conquête d’un soir – dont il ne savait que le prénom – avait dû s’éclipser au petit matin. Il ne restait que son parfum. Et son prénom, qui n’était plus très précis dans son souvenir, il hésitait entre Cécile et Céline. Hier lui semblait déjà loin. Un seul jour venait de s’écouler, et on était un siècle, un millénaire plus tard.
*

Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.

 

Illustration de Dominique Laronde pour "Apostrophes"

courts métrages,jean-jacques nuel,le pont du change

mercredi, 16 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (5/10)

En feuilleton, des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.


LE RESTAURANT CHINOIS
Depuis plus de vingt ans, monsieur et madame Martin, tous deux professeurs de lettres à l’École Normale Supérieure de Lyon, allaient dîner chaque samedi soir dans le même restaurant, Le Temple du Temps, tenu par un Chinois et son épouse. Ils arrivaient toujours à dix-neuf heures trente, s’installaient à leur table habituelle réservée, et commandaient invariablement des rouleaux de printemps et du canard laqué au riz blanc. Monsieur et madame LO les servaient en leur demandant des nouvelles de leur santé et de leur travail. À force de se fréquenter, les deux couples étaient devenus amis. Après le départ des derniers clients, ils se retrouvaient à la même table et, jusque tard dans la nuit, en buvant du saké, ils parlaient de l’impermanence des choses comme d’un fleuve d’où émergent, çà et là, quelques îlots de constance.
*

LES INTRUSES
La vieillesse avait rejoint notre cercle d’amis sans y être invitée ; elle s’était installée, discrète, douce, et, progressivement, avait su se faire accepter. On s’était habitués à sa présence, elle faisait maintenant partie de la famille. Un soir de fin d’automne, devant le feu de cheminée, alors que nous parlions de nos projets d’avenir en buvant du Cognac, insouciants et heureux, elle nous prévint qu’elle avait une amie très chère, presque une sœur, dont elle était inséparable – mais que cette dernière ne nous rejoindrait que plus tard.
*

LA CEINTURE
Le boulevard de ceinture, selon les plans établis par les ingénieurs en génie civil, avait été tracé en forme de cercle parfait autour de l’agglomération. La longueur totale de l’ouvrage, nommé OUROBOROS (en référence au serpent qui se mord la queue), était de 28 kilomètres et 743 mètres. Trois années après sa mise en service, on constata que la circonférence de cette voie rapide s’était réduite de vingt et un mètres, puis, douze mois plus tard, de vingt-huit mètres. Il apparaissait ainsi clairement que le boulevard de ceinture se resserrait d’un minuscule cran de sept mètres tous les ans, ce qui fut confirmé par les relevés ultérieurs. Lentement, régulièrement, la voie circulaire, conçue à l’origine pour désengorger la ville, se rétrécissait pour l’étrangler. Certes, il faudrait quelques milliers d’années avant que le nœud coulant ne se soit refermé sur lui-même en rejoignant la place Bellecour, située au cœur exact de la cité et au centre du cercle, mais le phénomène, inexorable et inexplicable, ne laissait pas d’être inquiétant.
*


Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.

 

vendredi, 11 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (4/10)

En feuilleton, des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.

 

JARDIN D’ENFANTS

Après avoir quitté l’Éducation nationale, pour incompatibilité d’humeur avec les enfants, je cherchais un boulot pépère. Je crus l’avoir trouvé lorsqu’on me proposa ce poste de gardien au musée des beaux-arts. Rester assis sur un tabouret, porter un uniforme, observer le public (en concentrant mon attention sur les plus jolies femmes), attendre l’heure de la fermeture – ces multiples activités semblaient entrer dans mes compétences. On m’affecta à la surveillance d’une grande salle occupée par une seule œuvre d’art monumentale, installée dans le cadre de la biennale d’art contemporain. Sur le sol étaient répandus des jouets en plastique de couleurs vives, des bacs de sable, des ballons, des toboggans, des balançoires, disposés selon le caprice de l’artiste ; le titre de la composition figurait sur une plaque de plexiglas fixée au mur : JARDIN D’ENFANTS / KINDERGARTEN. « Vous êtes responsable de cette œuvre majeure ! », m’avertit le directeur du musée. Je ne voyais rien de majeur dans cet assemblage hasardeux d’un artiste prétentieux, tenant d’un art conceptuel commode qui le dispensait de faire ses preuves avec un crayon et un pinceau, mais j’étais prêt à accomplir avec conscience le travail pour lequel on me payait. Très vite, il m’apparut que j’en avais sous-estimé les difficultés. Les enfants et les groupes scolaires, nombreux à visiter le musée, étaient irrésistiblement attirés par les jeux et les jouets sur lesquels ils se précipitaient, et je devais me battre toute la journée pour les empêcher de s’en emparer. J’avais horreur de cette œuvre, comme j’ai toujours eu horreur des enfants, et j’étais chargé de protéger l’une contre les assauts des autres. Moi qui avais quitté l’enseignement pour ne plus avoir à faire la discipline, j’étais réduit au rôle de garde-chiourme ! À l’origine, la composition artistique ne devait rester exposée que le temps de la biennale, soit quatre mois, mais le musée envisageait maintenant d’en faire l’acquisition, et je craignais d’avoir à la surveiller jusqu’au jour encore lointain de ma retraite.

*

 

LE FIL D’ARIANE

Quittant son domicile de grand matin pour aller au travail, rentrant très tard le soir, elle n’empruntait jamais le même chemin à l’aller et au retour, pour ne pas rembobiner sa journée.

*


UN RACCOURCI

La rue du souvenir, qu’il empruntait tous les jours pour se rendre à la gare, avait changé de nom – presque subrepticement – pendant les vacances d’été : elle s’appelait maintenant rue du repentir. Les services municipaux avaient remplacé la vieille plaque bleue émaillée, légèrement bombée, par une plaque plate, ocre et mate. Depuis la rentrée, il effectuait de longs détours afin d’éviter cette voie, partant de chez lui un quart d’heure plus tôt pour ne pas rater son train.

*

 

 

Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.

 

mardi, 08 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (3/10)

En feuilleton, des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.

 

L’AMANT DE THÉRÈSE

2012 fut l’année Rousseau en région Rhône-Alpes, à l’occasion du tricentenaire de la naissance du grand écrivain. J’avais été recruté, en contrat à durée déterminée de trois mois, par le comité organisateur des festivités. Ma mission exclusive était de rechercher – pour compléter une biographie détaillée – le premier amant de Thérèse Levasseur, un individu de sexe masculin qui, contrairement à Jean-Jacques, n’avait pas laissé de nom dans la littérature et la philosophie. On ne disposait d’aucun élément sur le passé amoureux de Thérèse, à l’exception de ce bref passage au Livre VII des Confessions : « Elle me fit, en pleurant, l’aveu d’une faute unique au sortir de l’enfance, fruit de son ignorance et de l’adresse d’un séducteur. » ; elle n’était donc pas vierge lors de sa rencontre avec Rousseau. Cette notation mise à part, aucune piste, aucun témoignage, aucune archive nous menant à ce prétendu séducteur. Je désespérais de trouver quelque chose. « Cherchez toujours ! » disait-on pour me rassurer. « Cela vous occupera jusqu’à la fin de votre contrat. »

*

 

FUMER TUE

J’avais arrêté de fumer juste avant le début de la guerre et dois peut-être à cette sage décision d’être encore en vie. L’armée nous avait mobilisés et envoyés sur la ligne de front. Dans la nuit noire, le soldat qui allumait une cigarette prenait un risque mortel ; le jeu pour les ennemis consistait à cribler de balles un cercle imaginaire autour du point d’incandescence. Ceux qui se tenaient trop près de l’imprudent pouvaient tomber aussi comme des fumeurs passifs.

*

 

L’AXE NORD-SUD

La frontière entre nos deux pays, âprement disputée au fil des siècles, ne posait pas que des problèmes de sécurité militaire : la véritable querelle était sémantique. Pour nous, elle s’appelait frontière du nord, évoquant les contrées froides septentrionales ; pour les habitants du pays voisin, situé plus haut sur la mappemonde, elle s’appelait frontière du sud, évoquant les contrées chaudes méridionales. Qui détenait la vérité ? Nos géographes respectifs en débattaient régulièrement, sans arriver à un accord, et trois conflits armés entre nos deux peuples n’avaient pu faire prévaloir l’une des interprétations. La dispute avait encore de beaux jours devant elle. Comme la frontière suivait exactement la ligne du quarante-cinquième parallèle, aucun observateur extérieur n’avait pu nous départager.

*

Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.