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jeudi, 17 mars 2005

La nouvelle

Dès le lendemain il appela Laurent, en appuyant sur la touche préenregistrée de son portable. Mais ce fut sa compagne qui décrocha.
- Oui ?
- Bonjour, c’est Jean-Luc. Tu vas bien ? Je voudrais parler à Laurent.
- Il vient de sortir pour aller à la bibliothèque. Si tu veux, je lui demande de te rappeler à son retour.
Il hésita.
- Et bien, d’accord, finit-il par dire.
Une heure plus tard, Laurent rappela.
- Salut, tu cherchais à me joindre ?
- Comment vas-tu, répondit Jean-Luc volontairement par ces mots banals. Il ne voulait pas lui annoncer d’emblée la nouvelle.
- On fait aller (c’était leur expression favorite à tous deux pour indiquer que leur existence n’avait rien d’enthousiasmant et que rien ne s’était produit de notable récemment). Et toi, quoi de neuf ? poursuivit son ami, qui semblait surtout s’enquérir de l’objet de l’appel.
Mais Jean-Luc, comme sourd à la question, continuait ses travaux d’approche.
- Que deviens-tu, depuis la semaine dernière ?
Cette interrogation ne s’adressait pas à la vie familiale ni professionnelle de Laurent. Sans qu’ils se soient donné le mot, les deux amis ne parlaient jamais entre eux des aléas et des mille détails de leurs vies quotidiennes, jugées peu dignes d’intérêt ; leur curiosité ne s’exerçait que sur le domaine qui leur était essentiel et commun : la littérature - ou plus précisément : l’écriture. Leur différence d’âge (Jean-Luc était plus vieux de vingt ans) s’effaçait lorsqu’ils communiaient dans la même passion exclusive, échangeant les adresses et les informations littéraires, se racontant inlassablement leurs dernières tentatives d’édition.
- Rien à signaler, dit-il d’un ton plutôt neutre. J’ai fait de nouveaux envois aux éditeurs et aux revues. J’attends, je guette les réponses chaque jour dans ma boîte aux lettres.
La conversation venait d’être placée sur le sujet attendu. Jean-Luc profita de l’occasion. Il déplia enfin la joie contenue dans sa voix ; il la laissa parler pour lui.
- J’ai reçu une bonne nouvelle. La revue Soror va publier l’un de mes textes ; j’avais les épreuves au courrier d’hier.
Il y eut d’abord un silence en retour. Bref, mais perceptible. Comme un temps d’arrêt. Un blanc. Puis Laurent parut heureux ; du moins prononça-t-il les mots que Jean-Luc attendait.
- C’est génial ! Une des revues les plus prestigieuses, et chez un grand éditeur ! Te voilà reconnu maintenant. Et quel texte as-tu envoyé ?
- Je te l’avais montré la dernière fois que l’on s’est rencontrés : c’est une nouvelle déjà ancienne, qui s’intitule L’Avent. Elle a d’ailleurs été refusée par plusieurs petites publications. Ce qui montre que les grandes revues sont finalement aussi accessibles que les confidentielles, et qu’il ne faut pas se décourager.
Ils échangèrent encore quelques phrases, sur leurs projets respectifs. Des propos presque ordinaires, mais sur un ton plus allègre que d’habitude. Laurent semblait heureux, heureux pour Jean-Luc - c’est du moins ainsi que ce dernier interpréta sa réaction. Comment être sûr ? Il ne pouvait voir ni son visage ni l’attitude de son corps, et les inflexions de sa voix étaient assourdies par la distance.
Le silence succéda à leurs paroles. Ce fut d’abord le silence de Laurent, puis celui de Jean-Luc, puis un silence commun qui s’écoula, s’accumula jusqu’à devenir perceptible et pesant. Laurent ne semblait pas disposé à prolonger la conversation. Peut-être que la durée commençait à le gêner : tous deux habitaient des coins opposés du pays et la communication était à sa charge. C’est pour cela que Jean-Luc avait appelé la première fois et qu’il avait été déçu de ne pas trouver son ami au bout du fil. Pour une fois qu’il était porteur d’une bonne nouvelle, il aurait aimé éterniser cet échange (surtout après l’avoir gardée pour lui toute la soirée précédente, toute la nuit sans pouvoir dormir et une grande partie de la journée, tout ce temps en tête-à-tête avec une joie trop grande). Mais il ne pouvait faire payer à un autre le prix de son bonheur. Il prit congé.
- A bientôt.
- A bientôt, Jean-Luc. Et franchement, bravo. C’est une vraie réussite. Un sacré encouragement.
Il reposa le téléphone portable sur son bureau. Devant lui, l’enveloppe à en-tête de la revue Soror - si belle, si élégante - renfermait la précieuse réponse. A côté d’elle, sa montre indiquait une heure de fin d’après-midi d’hiver, une heure familière, à laquelle il avait coutume d’écrire depuis si longtemps. Depuis tant d’années. Des décennies. Il retrouva sa solitude. Une vieille fatigue qu’il avait oubliée depuis la veille revint et reprit possession de tout son corps, le tassa sur sa chaise. Il regarda derrière lui, par dessus son épaule, par delà son épaule, et vit la succession de portes ouvertes, en enfilade, jusqu’à l’autre bout de l’appartement, jusqu’à la porte-fenêtre du balcon par laquelle on ne voyait que le noir uni de la nuit. Il ferma les yeux. Si une femme avait répondu à sa déclaration d’amour après vingt ans de silence, quelle aurait été sa réaction ? Aurait-il encore été là, rivé à sa table, réduit à l’état de squelette ou de fantôme, à guetter la réponse ? Cette nouvelle, si heureuse, si providentielle, si follement espérée (et devenue inespérée avec le temps) ne pouvait combler une attente aussi longue, ni effacer la souffrance passée. Le désert avait traversé la plus large part de sa vie. Rien ne lui rendrait ces années perdues. Rien ne le ferait revivre. Il fixa l’enveloppe dérisoire, refermée sur un contenu dérisoire. Toute une vie pour ça, pour une réponse après mille refus, une lettre de quelques lignes, quelques mots si communs au fond, une signature qui compte dans le milieu littéraire. Connaître la solitude, l’échec, l’amertume, devenir vieux, pour une chance qui n’en est plus une depuis longtemps, tout ça pour réussir quand il est trop tard.

*

(La nouvelle a été publiée notamment dans le magazine Bien-dire n° 30)

20:15 Publié dans Textes et nouvelles | Lien permanent

dimanche, 13 mars 2005

Panthère

medium_panthere.jpg



Physiologus
Angleterre, 3e quart du XIIIe siècle
Paris, BNF, département des Manuscrits, Latin 3630, fol. 76

20:15 Publié dans Bestiaire | Lien permanent

mercredi, 09 mars 2005

La double mémoire de David Hoog

Après un premier article sur le recueil de nouvelles "Douze mètres cubes de littérature", je reproduis un article sur un autre livre de Roland Fuentès - chronique précedemment parue dans la revue Europe n° 907-908

medium_fuentesdmdh.3.jpgRoland FUENTES, La double mémoire de David Hoog, A contrario, 14 €.

Après quelques recueils de nouvelles confidentiels et une belle reconnaissance par le prix Prométhée de la Nouvelle (« Douze mètres cubes de littérature », paru aux éditions du Rocher), Roland Fuentès livre un nouvel ouvrage, un court roman, chez A contrario, éditeur littéraire qui vient de démarrer ses activités en Saône-et-Loire.
Un livre qui nous séduit d’emblée par son inspiration fantastique (il se place dès la citation en exergue sous le signe de Kafka) et son style littéraire sans concession aux maux de l’époque, la facilité et la vulgarité. L’écriture est dense, recherchée sans être précieuse, comme une politesse que l’on rend au lecteur.
Au cours d’une plongée dans les calanques de Marseille, David Hoog a repêché une boîte contenant un message qui lui est destiné. Par ce message, un autre être récemment décédé, un certain Wolf, activiste d’extrême-droite, tente de revivre dans et par Hoog en prenant possession de son esprit. Une jeune fille mystérieuse, Jeanne (dans laquelle s’est réincarnée la compagne morte de Wolf) participe à cette entreprise dévastatrice en le nourrissant de lectures xénophobes. Elle tisse une toile patiente, Hoog perdant progressivement sa mémoire originelle au profit d’une autre, étrangère. Mais son ami d’enfance Bobo, un africain, l’aide à lutter contre cette emprise et à rester fidèle à ses souvenirs.
L’histoire est une sorte de Horla moderne, le héros étant gagné par un autre qui veut prendre sa place. Hoog est pris entre deux passés, deux rêves dont l’un se révèle cauchemar. Mais ce Horla contemporain connaît une fin heureuse, le bien l’emportant au terme d’une lutte très manichéenne (la pitié contre la haine).
On l’avait constaté dans les nouvelles composant le précédent recueil « Douze mètres cubes de littérature » : la psychologie intéresse peu Roland Fuentes, et si l’on privilégiait cette lecture, les caractères (la haine comme seul sentiment du militant extrémiste, la générosité caractérisant l’immigré, etc.) apparaîtraient simplistes. Ce livre est plutôt la chronique des combats pouvant se livrer dans un esprit, et la métaphore de la mer et du plongeur, très présente, n’est pas fortuite. David Hoog découvre lors d’une plongée la boîte contenant le message fatidique par lequel Wolf prend possession de son âme ; à la fin du roman, pour parachever sa victoire sur lui-même, il retournera sous les eaux afin de replacer la boîte où il l’avait prise ; mieux, il la fera glisser dans une fosse sous-marine d’où nul ne pourra plus l’extraire, comme dans les profondeurs les plus secrètes de l’inconscient.
Les descriptions sont particulièrement originales chez Fuentès, car elles ne s’attachent pas au contour objectif des choses ni à leur relevé topographique. L’action se passant à Marseille et dans sa région, tout est dominé par la lumière, le soleil et la mer qui deviennent des composantes du livre. Ce ne sont pas les lignes et les courbes des objets qui se précisent, mais les taches de couleur, les éblouissements de lumière. « Le soleil coule sur la vitre. Du jour fondu se répand dans la pièce. » Ce ne sont pas des paroles distinctes qui se détachent, mais des bruits, des sons, des échos. « Les mots s’évaporent par le toit, le vent les livre en pâture aux oiseaux. » Les corps subissent les variations du vent, de la chaleur ou de l’eau glacée. L’écrivain est un appareil enregistreur des sens, un kaléidoscope de sensations, comme s’il était au centre d’un monde plus global que le simple monde articulé.
Par ce bref roman poétique et maîtrisé, Fuentès confirme ses dons et occupe désormais une place originale et bien affirmée dans le domaine du fantastique littéraire.

20:40 Publié dans Lectures | Lien permanent

dimanche, 06 mars 2005

Bon appétit, Messieurs !

Dans le numéro de Lire de mars, un passionnant dossier sur la réalité économique de l’édition et les nouvelles pratiques, notamment le recours à l’agent littéraire, révélateur de l’évolution des relations entre auteurs et éditeurs.
Mais l’article le plus percutant, signé Daniel Garcia, « Ces auteurs qui vivent de l’argent public » (que vous pourrez lire à partir de ce lien), évoque, pour la première fois me semble-t-il dans un grand magazine, le scandale de l’attribution des bourses et aides aux écrivains. « L’argent du contribuable doit-il encourager la paresse ? Servir d’ascenseur à la médiocrité ? » L’opacité complète sur les critères d’attribution favorise en fait le jeu d’une confrérie de petits auteurs sans talent qui, une fois dans la place, se cooptent et accumulent des aides qui devraient rester exceptionnelles. Bien entendu, toute remise en cause de ces pratiques sera dénoncée par les bénéficiaires comme une « atteinte à la culture » !
L’article décrit la situation au Centre national du livre, mais dans les régions, les offices et autres centres régionaux des lettres connaissent la même situation, où de micro maffias locales s’attribuent le gâteau de l’argent public. Je me promets d’y revenir en détail dans un prochain épisode du « Journal du Nom ».

20:50 | Lien permanent

samedi, 05 mars 2005

Etes-vous people ?

Passablement inquiétant, édifiant, cet éditorial d’Epok, le magazine culturel de la Fnac, dont voici un extrait :
« Les romans de Jules Verne auraient-ils eu le même succès si ses contemporains avaient mieux connu sa personne ? Aurait-il surmonté l’épreuve d’une médiatisation dévoilant un notable des lettres empâté, là où on attendait un croisement de Nicolas Hulot et des frères Bogdanoff ? Ce n’est pas sûr. La personnalité d’un écrivain est devenue un argument déterminant dans la vente de sa prose : il court les salons, dédicace, confère, s’expose à la télévision, parraine des causes, alimente les pages people. Un auteur doté d’une solide repartie et d’un look en adéquation avec sa prose aura une bonne longueur d’avance sur ses concurrents timides, démodés ou sans histoire, quelle que soit par ailleurs la qualité de leurs œuvres respectives. Il faut désormais un talent littéraire exceptionnel pour, comme Modiano, comme Kundera, s’imposer sans se mettre soi-même, en permanence, sur le marché. »

Ainsi, le « succès » d’un livre se mesure à ses chiffres de vente, comme celui d’une émission de télé à son audimat. Rien de bien nouveau certes, mais qu’un magazine dit « culturel » semble trouver ça naturel, voilà qui laisse rêveur… On se prendrait presque à regretter le 19e siècle. Car pour un écrivain, la seule réussite qui vaille n’est-elle pas de rencontrer – non le public – mais son public ; et un lectorat attentif, un carré de mille fidèles ne vaut-il pas mieux qu’un éphémère succès gagné sur un malentendu, un mal-vu, un mal-lu ?

Conseil aux aspirants écrivains du 21e siècle : Ne passez plus autant de temps à lire et à écrire, ça empâte, soignez la représentation : mettez-vous au régime, à la gym, à la chirurgie esthétique, quelques stages de maintien, d’improvisation théâtrale, et foncez ! Je ne veux voir plus qu’une tête, la vôtre, à la télévision.