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mercredi, 04 mai 2005

Le café de la gare de Quincieux-Trévoux

Les dimanches d’été vers dix-sept heures, le père enfilait une chemise propre, une salopette propre, se coiffait d’une casquette propre, changeait ses bottes pour des mocassins et proposait à Jacques d’aller boire une bière. Tous deux montaient dans la deux-chevaux et rejoignaient le petit café de la gare de Quincieux-Trévoux. C’était la récompense et le repos qu’ils s’accordaient après avoir sacrifié aux travaux du jardin et de la maison, un des rares intermèdes que s’autorisait le père entre le curage des fossés, le débroussaillage, le sarclage des allées, le tri des pommes de terre et l’arrosage. La mère n’y trouvait rien à redire.
Roulant comme toujours à faible allure, ils quittaient la nationale au lieu-dit La Thibaudière, où subsistaient en contrebas de la route les restes d’un lavoir communal, pour emprunter l’étroite départementale sinueuse qui conduisait vers les paysages de l’Ain. La voiture bruyante et tremblante, souple et légère, se penchait dans les virages. Sur cet ancien modèle Citroën, la portière de Jacques s’ouvrait par l’avant et il advint qu’une fois, sur le parcours accidenté, cette portière mal bloquée s’ouvrit toute seule sur un cahot. Le vent la rabattit violemment sur la porte arrière. Les tôles claquèrent, l’air s’engouffra dans la voiture. En un réflexe salvateur, le père agrippa Jacques par son maillot et le plaqua contre le dossier du siège. Il ralentit, s’immobilisa sur le bas-côté de la route, très près du fossé, ôta sa casquette pour s’éponger le front et poussa de grands soupirs :
- On l’a échappé belle !
Dès lors, ils ne discutèrent plus que de l’événement, et d’abord, au café de la gare. Le père, encore tout remué, montrait son fils comme un miraculé. Il ne semblait pourtant pas à Jacques, vivement impressionné lui aussi par l’incident, qu’il ait risqué d’être expulsé de la voiture en marche…
- Il faut se méfier, confirmait un paysan accoudé au comptoir. L’autre jour, mon voisin roulait avec sa deux-chevaux quand son capot s’est soulevé et s’est rabattu sur le pare-brise ! Il ne voyait plus rien et n’a eu que le temps de s’arrêter avant l’accident.
A Quincieux aussi la plaine régnait. Mais les haies, les bosquets, les arbres avaient été préservés. La gare, à la frontière des départements du Rhône et de l’Ain, ressemblait à un poste douanier. Le passage à niveau, situé cinquante mètres avant le café, était très dangereux, avait dit le père à Jacques. Un dimanche qu’un garde-barrière remplaçant avait oublié de baisser la barrière à l’approche du train, trois hommes de la commune des Chères étaient morts, déchiquetés dans leur voiture par le rapide Paris-Lyon. Pendant quelques heures, ajoutait-il, on a cru que ton oncle Dodo faisait partie des victimes, car il était un ami du conducteur et se baladait souvent avec lui. On a eu très peur.
La salle était un peu sombre, toute de bois et de couleurs brunes, bruissante. Jacques et le père se tenaient de part et d’autre d’une table près du mur, le corps tourné vers le spectacle du café, comme assis en parallèle. Ils buvaient leur bière, une brune, une Pelforth, en silence, le regard perdu dans l'agitation des ombres et les volutes de fumée des pipes et des cigarettes. Ils ne disaient rien. Ils ne se disaient rien. Ou des choses convenues. Des choses qui semblaient vides, vaines, éphémères, décevantes. Mais Jacques emmagasinait des images, des lumières, des sons, la plénitude cuivrée de leur silence, les signes alors à peine sensibles de leur affection réciproque derrière la gêne et la pudeur.
Parfois un maquignon ou un paysan du coin reconnaissait le père, venait s’asseoir à leur table. Une conversation s’ensuivait, à laquelle Jacques se sentait résolument étranger : la dernière guerre, l’évocation de figures disparues ou inconnues, la taille des vignes, les conseils de jardinage, la croissance des veaux, les problèmes de remembrement rural… il décollait de la place et, dégustant sa bière à petits coups, se réfugiait dans ses pensées, la littérature, le lycée, les filles.
Ils rentraient de bonne heure, effectuant quelques détours par des chemins de terre, où le père laissait Jacques s’exercer à conduire au volant de la deux-chevaux. Ils mangeaient à sept heures au plus tard, et la mère n’aurait pas toléré que l’on déroge à cette régularité. Une salade de tomates et de haricots verts du jardin, agrémentée de persil et d'ail du jardin. Puis une fricassée de pommes de terre du jardin. Les pêches du verger. On prenait ensuite un peu le frais. Dans les rayons du soleil couchant, le père arrosait encore, se penchait sur la terre pour arracher une herbe isolée, inspectait une dernière fois son royaume végétal.
Jacques se couchait tôt. Le dimanche était toujours un mauvais soir, lourd de pensées sombres, d’angoisses diffuses, la veille anxieuse de la reprise du lycée. Le sommeil était difficile, contrarié. Plus tard, à n’en pas douter, à n’en juger que par les adultes autour de lui, le dimanche soir serait la veille de la reprise du travail, bien qu’il n’avait aucune idée du travail qu’il effectuerait. Serait-ce encore la veille mélancolique ? Serait-ce toujours cette même veille mélancolique, à intervalle régulier, cadencé, jusqu’au soir de sa vie ? Il en éprouvait une vague crainte, une prescience douloureuse, dans la solitude de sa chambre. La chatte Mireille n’était pas là, partie pour quelques jours ou quelques semaines, comme elle le faisait plusieurs fois par an, partie pour l’une de ces fugues amoureuses dont on craignait toujours qu’elle finisse par ne plus revenir.
Demain, il reverrait aussi ses amis. Hubert, Maurice, et les autres. Ils parleraient entre eux des programmes télévisés du dimanche, les extraits de films de La séquence du spectateur, le chanteur invité de Denise Glaser dans son émission Discorama. Dans son lit, il écoutait le transistor, tout près de son oreille. Au Club des Poètes, de Jean-Pierre Rosnay, on récitait des poèmes de Desnos, d’Apollinaire, d’Aragon. La musique assourdie des vers s’accordait bien avec la tristesse du dimanche soir.

extrait de La plaine des Chères, 1968 (inédit)

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