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samedi, 17 février 2007

La Petite Revue de l'Indiscipline

Christian Moncel, sur le blog qu’il consacre à sa publication La Petite Revue de l’Indiscipline, évoque le souvenir de la revue Casse, disparue voici dix ans.


A la différence de Casse, La Petite Revue de l’Indiscipline dure et couvre maintenant deux siècles ! Les derniers numéros parus : Claudel récupérateur de Rimbaud ; Verlaine et Rimbaud ; un choix de poèmes de Gabriel Le Gal. Sur 13 ans d'existence, on retrouve une grande unité de ton et une constance de pensée (pensée à laquelle j'ai parfois du mal à adhérer : vénération pour Rimbaud, détestation du catholicisme...) Mais la machine intellectuelle est rigoureuse et efficace.


Voici l’article que j’avais consacré il y a déjà quelques années à cette publication, dans le magazine Ecrire & Editer :


Depuis 1993, dans son coin lyonnais [aujourd’hui déménagé à Charlieu, dans la Loire], paraît deux à trois fois par an, au gré des envies et du temps libre de Christian Moncel, La Petite Revue de l’Indiscipline. On est d’abord frappé, séduit par le titre. Un titre assez génial, et qui n’est pas gratuit, puisque le contenu lui correspond. Une revue petite par la taille, d’une présentation modeste (refusant tout effet), mais un de ces rares lieux où l’esprit souffle dans une liberté salubre et revigorante. La PRI n’est pas une revue purement littéraire mais « traite de littérature, de poésie, d’antipublicité et de bien d’autres choses ». En témoignent des numéros sur la Guerre d’Algérie, la critique littéraire, l’art contemporain. Mais l’animateur se recentre actuellement sur la littérature et le dernier numéro paru est consacré à l’une de ses grandes passions : Fernando Pessoa. A l’instar du poète de Lisbonne, Moncel se veut d’ailleurs inventeur de destins et au fil des pages, des chroniqueurs imaginaires et hétéronymes se mêlent à des chroniqueurs bien réels, jusqu’au vertige.

D’une grande rigueur de langue et de pensée, libertaire et austère, sobre et intransigeante, la revue sait associer art, culture et intelligence. L’abonnement relève d’un mode original : 17 € pour 20 unités, l’unité étant le numéro simple, mais les numéros récents souvent des quadruples ! Un peu complexe, mais n’ayez crainte, le rapport qualité/prix est excellent. Goûtez ces germes de lucidité. Vous n’y perdrez que des illusions. L’indiscipline a encore de beaux jours devant elle.

 

Christian Moncel, La Petite Revue de l’Indiscipline, B.P. 124, 42190 Charlieu. http://indiscipline.hautetfort.com


mardi, 06 février 2007

Ainsi va le poème, de Gabriel Le Gal

 

Les poèmes seraient

Parmi les brumes et les haies

Ce rouge tenu

Rouge d’hier en sursis

Ou bien baies d’églantier

Luisantes

Coriaces à garder

La floraison de demain

Ces points de rouge

Dans le gris des journées



« Qu’est-ce qu’un poème/ où le monde/ ne viendrait pas/ commencer ? » Un nouveau recueil de Gabriel Le Gal, à mi-voix, chaque mot posé dans sa plénitude, vient de paraître.


Ainsi va le poème, Jacques André éditeur, 5 rue Bugeaud, 69006 Lyon. 70 pages, 11 €

http://www.jacques-andre-editeur.eu/

samedi, 27 janvier 2007

Agir ou ne pas agir

« Les personnes qui n'agissent jamais veulent croire que l'on pourrait choisir en toute liberté l'excellence de ceux qui viendront figurer dans un combat, de même que le lieu et l'heure où l'on porterait un coup imparable et définitif. Mais non : avec ce que l'on a sous la main, et selon les quelques positions effectivement attaquables, on se jette sur l'une ou l'autre dès que l'on aperçoit un moment favorable ; sinon, on disparaît sans avoir rien fait. »

 

Guy Debord



podcast

 

09:10 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Culture

samedi, 20 janvier 2007

L'adieu près du pont du Change

(Démoli en 1974, ce pont de pierre à Lyon traversait la Saône à hauteur des quais de la Pêcherie et de Bondy.)

 

Jacques remonte la rive. Il retourne vers la scène finale, au bord de la Saône. Le jour est presque anniversaire, à en juger par la lumière d’un même degré d’or, à la couleur des platanes, au poids des ombres. Ils s’étaient séparés sur le quai de Bondy. La dernière étreinte, les pleurs, les silences pires que les pleurs. Elle partait à l’autre bout du monde, à deux océans de distance. Le quai de Bondy. Jacques est sûr du nom du quai, du côté droit de la rivière, de la Saône en contrebas, mais il ne peut fixer qu’approximativement la place de leurs deux corps. D’après son souvenir, ils s’étaient dit adieu entre le pont La Feuillée et le pont du Change, très près de ce dernier. Depuis, le pont du Change avait été démoli. Le repère le plus visible de la scène n’existait plus. Le temps se plait à briser certaines piles matérielles du souvenir, comme pour le noyer. Mais il ne fait rien que rendre les contours plus estompés ; il ne peut rien contre la pile de la souffrance qui soutient le souvenir tout entier.

Jacques a cherché le pont du Change, il l’a cherché en fermant les yeux, dans les images d’archives de la mémoire. Il revoit un pont de pierre, bas, d’aspect solide. Près du pont La Feuillée mais non parallèle à celui-ci, il s’en écartait vers la rive gauche. Mais il ne parvient plus à situer le lieu précis du drame. La mémoire est incertaine. La ville s’est déplacée. Sa douleur est devenue diffuse dans le brouillard du temps.

 

Ce court texte est paru dans l’anthologie Ecritures en confluences que vient de réaliser l’UERA (Union des Ecrivains Rhône-Alpes). Cet annuaire 2007, qui présente une cinquantaine de membres de l’association, a été édité chez Jacques André éditeur.

 

dimanche, 10 décembre 2006

Revue de détail n° 6

(Ces chroniques sont parues dans La Presse Littéraire n° 7.)

 

L’ATELIER DU ROMAN n° 45

medium_ADR45.jpgFondée en 1993, cette revue trimestrielle, « intercontinentale», est désormais le fruit d’une collaboration entre les éditions parisiennes Flammarion et les éditions du Boréal à Montréal ; elle est diffusée dans une trentaine de pays. Exclusivement consacrée au roman, et faite principalement – c’est son originalité – par les romanciers eux-mêmes (et pas seulement par les critiques), elle part de la conviction que la parole de l’artiste est plus intéressante que celle des soi-disant spécialistes. Ses buts affichés : promouvoir un dialogue esthétique libre et indépendant, réagir à la sécheresse universitaire et, surtout, à la transformation des livres en produits saisonniers. Les plus grands écrivains contemporains ont collaboré à L’Atelier du roman : Milan Kundera, Günter Grass, Jose Saramago, Philippe Muray, Michel Déon, Fernando Arrabal, Michel Houellebecq…, des auteurs du monde entier, ce qui évite de s’enfermer dans la problématique d’un seul pays ou d’un seul courant littéraire.

Si l’essentiel de ce numéro est consacré à un dossier central, « L’Europe du rire », avec notamment des contributions de Fernando Arrabal, Benoit Duteurtre, Lakis Proguidis, Dominique Noguez, Petr Kral, Ion Mihaileanu, l’intérêt de cette livraison réside aussi dans un entretien avec l’écrivain prix Nobel Kenzaburo Oe, et surtout dans deux contributions libres de François Ricard et du regretté Philippe Muray, qui nous livrent des textes humoristiques sur un même thème : la dictature exercée par certaines minorités, jadis combattues et réprimées, lesquelles, aujourd’hui triomphantes, veulent imposer leurs normes de pensée au reste du monde. Si la contribution de Ricard évoque « la souffrance millénaire des victimes de l’hétérophilie » dont le combat permet l’émergence de « toilettes antihétérosexistes », le texte de Muray, « Enculés et Enculées », brillant et hilarant, met en scène une demande d’interdiction d’un roman par les tenants d’un nouvel ordre moral qui dénoncent « une enculophobie, de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine » : « D’ores et déjà Pervenche Crevillard, qui représente les intérêts de la Ligue des Droits de l’Humaine, Gabriel Dieurendu, secrétaire général de l’OBM (Observatoire des Bons et des Méchants), ainsi que Louis Decobu, avocat du collectif de Défense de l'Autre, viennent de solliciter le ministère de l’Intérieur. »

Et pour ne pas perdre de vue l’humour, qui est un autre regard à juste distance, tous les numéros de la revue sont abondamment illustrés par les dessins humoristiques de Sempé.

 

L’Atelier du roman, éditions Flammarion, 87 quai Panhard-et-Levassor, 75647 Paris Cedex 13. 224 pages, 15 €.

 

 

TISSAGE n° 4

medium_tissage4_couv.2.jpgMélange de fictions, d’essais et de critiques, Tissage est une revue rare (en moyenne, un numéro par an) éditée par l’association Metis avec le soutien de l’université Paris-Sorbonne, du Centre national du livre (CNL) et du Centre national des œuvres universitaires (CNOUS).

Cette quatrième livraison est consacrée toute entière à l’un des événements les plus marquants de la France d’après-guerre : Mai 68. « Quoique persiste encore, au sujet de Mai 68, une bonne dose d’hystérie, nous avons fait un pari à contre-courant : celui de l’héritage critique. Nous sommes allés enquêter : entretiens, propos recueillis et analyses nous ont permis de mieux comprendre l’un des événements qui structurent l’imaginaire des Français. », précise l’éditorial. « Mai 68, Mitterrand et nous » ou l’échange entre trois générations. On y lit les analyses et les témoignages souvent inédits de quelques-uns des grands acteurs de cette période d’agitation (dont la plupart, s’ils n’ont pas gagné tous les pouvoirs, ont largement investi depuis les médias et l’Université) : Sollers, Scarpetta, Wallet, Compagnon, Miller, Messac, Raynaud. Une histoire plurielle et singulière de 68 se dégage de ces entretiens, où la nostalgie teintée d’autocritique des anciens acteurs se frotte à la distance de la nouvelle génération, ou plutôt des deux générations suivantes : complexe d’infériorité pour la première, distance critique pour la seconde. Jean-Vincent Holleindre le précise bien : « La génération des années 80, dite aussi « génération Mitterrand », au lieu de s’autoglorifier pratique l’autoflagellation. Comme si à la génération héroïque succédait une génération de benets et de pleutres. » La dernière génération semble enfin avoir perdu ses complexes : Anthony Dufraisse dans une bafouille à Sollers fait un « bref éloge du retrait ».

Ce faisceau de contributions dresse un portrait d’une époque et de ses références intellectuelles, que rappelle Antoine Compagnon : « Notre génération a eu ses maîtres à penser, ses Taine et Renan, ses Barrès, Maurras et Bergson : c’étaient Lacan, Foucault, Barthes, Derrida, avec toute l’ambiguïté qu’implique le maître à penser, à la fois libérateur et despote. » Souvent passionnant, fourmillant d’anecdotes, de révélations, ce dossier manque cependant d’une véritable critique du mouvement de mai 68, car son utopie a généré bien des erreurs d’appréciation dont notre société peine aujourd’hui à se débarrasser. Certes, Christophe Premat fait allusion à la position de Luc Ferry et d’Alain Renaut montrant comment « le prétendu humanisme de Mai 68 s’est inversé en un anti-humanisme favorisant l’émergence d’une société de consommation », il n’empêche, c’est un peu court, l’interview prévue mais non réalisée de Denis Tillinac aurait constitué un excellent contrepoint.

 

Tissage, Mètis, 68 rue de l’Aqueduc, 75010 Paris. 192 pages, 10 €. www.publicmetis.org

 

 

INCULTE n° 9

medium_inculte8.jpgRevue littéraire et philosophique, à mi-chemin entre la revue et le magazine, Inculte (dont le comité de rédaction comprend notamment François Bégaudeau et Olivier Rohe) propose tous les deux mois un large panorama sur la littérature et la pensée contemporaines à travers un long entretien, des interventions d’écrivains, un dossier complet et des notes de lecture. On est d’abord séduit par son aspect : format très original, beau petit livre de poche 17 x 11 cm, la contrepartie est le très petit corps de caractère, réservé aux lecteurs aux yeux perçants !

Parmi les dossiers récemment traités : le ressentiment ; la récupération ; Mamans, putains et autres. Dans ce dernier, une contribution de Hélène Gaudy évoque en parallèle la vie de Griselidis Réal et le superbe film de Stephen Daldry, The Hours, subtile fiction entrecroisée où une femme au foyer, lectrice de Mrs Dalloway de Virgina Woolf, rate son suicide. « Et c’est son fils qui terminera à sa place le processus d’autodestruction. Atteint du même mal que sa mère sans doute, mélancolie chronique aggravée par l’abandon, c’est lui qui passe à l’acte ; lui et pas elle. Est-ce parce qu’une femme, dans l’Amérique des années cinquante en tout cas, ne serait même pas capable de se détruire elle-même ? Parce qu’au-delà de sa maison, cette sacro-sainte maison qu’elle se sera efforcée en vain de tenir, elle n’aurait plus de possibilité d’existence, ni même de non existence volontaire ? » Inculte republie des textes introuvables : « Cieux brûlants idiot » de William S. Burroughs, « Pour Denise » de Michel Butor. Quelques rares fictions complètent cette revue de grande tenue.

 

Inculte, 10 rue Oberkampf, 75011 Paris. 130 pages, 6 €. www.inculte.fr

 

samedi, 02 décembre 2006

Le magazine des Livres

medium_Couv_MDL1.gifDécouvrant dans les kiosques le premier numéro du Magazine des Livres, j'ai eu la surprise d'y retrouver une foule de connaissances : certains des collaborateurs de La Presse littéraire entraînés par le capitaine Joseph Vebret : Anthony Dufraisse, Marc Alpozzo, Claire Fercak, Eli Flory, Hubert de Champris..., équipe complétée par Frédéric Vignale, Frédéric Ploton...

A la différence de La presse littéraire, Le magazine des livres (publié par le même groupe de presse Robert Lafont) se veut davantage « grand public », privilégie les enquêtes et les interviews. Toute initiative en faveur du livre et de la lecture est à saluer et encourager, ce que je fais bien volontiers, même s'il est encore trop tôt pour juger cette formule sur son numéro un, qui m'apparaît parfois un peu consensuel et superficiel. A noter une enquête assez lucide de Frédéric Ploton, « Deux millions d'écrivains... et vous ? », qui décrit bien la situation sans issue des deux millions de Français qui écrivent et aspireraient à la publication de leur chef-d'oeuvre. L'envoi du manuscrit par la poste se solde presque toujours par un échec : « Environ 0,1 % seulement des manuscrits envoyés par courrier finiront sous les rotatives de l'imprimeur. Plus de 99 % des ouvrages publiés proviennent de cette source souterraine, pour ne pas dire occulte : le réseau. »


Le magazine des livres, bimestriel, 5, 90 €. Site internet : http://www.magazinedeslivres.com/

21:45 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : Littérature, Culture

samedi, 25 novembre 2006

Le préjugé biographique

(ou l’œuvre jugée par la vie de son auteur)

 

medium_couvphilomag5petit.jpg

Cet article, que j'ai proposé à quelques journaux et revues, est finalement paru dans le numéro 5 de Philosophie Magazine, mais dans le "Courrier des lecteurs" (nouvelle rubrique Carte blanche) et dans une version réduite de moitié par le comité de rédaction pour des impératifs de calibrage. Si l'essentiel de ma pensée s'y retrouve, l'article ainsi amputé a cependant perdu bien des éléments d'argumentation et de transition. Je le mets donc ici en ligne dans sa version complète.

Ce texte est en fait le développement d'un précédent article paru voici quelques années dans le magazine Ecrire & Editer, par lequel je m'élevais contre les accusations fielleuses proférées après la mort de Charles Trenet par quelques plumitifs, qui avançaient que l'attitude du fou chantant n'avait pas été exemplaire durant l'Occupation. Depuis lors, cette tendance à juger un artiste davantage sur sa vie que sur son oeuvre a connu de nombreuses et fâcheuses illustrations.

 

 

La récente affaire Peter Handke, où l’on a vu un administrateur de la Comédie-Française déprogrammer une pièce pour des motifs tenant, non au contenu ou à l’inspiration de cette pièce, mais à la vie personnelle de l’écrivain (Handke s’est rendu aux obsèques de Milosevic), illustre une tendance moderne et malsaine à juger une œuvre, ou à décider de son sort, en fonction d’éléments appartenant à la seule biographie de son auteur.

Ce dernier exemple, qui représente en fait une escalade (puisqu’un homme doté d’un pouvoir théâtral a bel et bien censuré une œuvre), s’inscrit dans un courant de pensée déjà ancien et particulièrement bien ancré en France, où le cas de l’écrivain Céline fait l’objet de controverses depuis des décennies. Il règne cette idée funeste qu’une œuvre ne peut être jugée indépendamment de la vie de son créateur et que ce dernier est comptable de sa vie privée : ses actes, ses écrits, ses pensées, ses comportements doivent être conformes à la morale officielle ; sinon, ses œuvres seront comme lui réprouvées, et l’homme doit plaider coupable, se repentir et se renier.

Ainsi, au milieu du concert d’hommages consacrés à Charles Trenet au moment de sa mort, quelques voix isolées se sont élevées, hargneuses, dénonciatrices, pour rappeler que le personnage n’aurait pas été exemplaire pendant les années de l’Occupation. Il a continué de chanter, lui reproche-t-on, au lieu d’entrer en Résistance. Dans un mouvement et une association d’idées qui leur semblent logiques, ces mêmes voix tirent argument de la conduite de Trenet pour diminuer ou nier la valeur de son œuvre.

Le fou chantant n’est pas un cas isolé. Régulièrement, des articles rappellent que Simenon n’a pas brillé par son courage durant l’Occupation. Sartre lui-même n’échappe pas à ce soupçon. Tout récemment, Günter Grass s’est vu reprocher son enrôlement de jeunesse dans les Waffen SS. Certains maîtres censeurs, qui n’ont d’autre légitimité que celle qu’ils se sont accordée, mais dont l’influence n’est pas négligeable – ils sont bien installés dans les médias, les universités ou les institutions culturelles – agissent ainsi comme de véritables commissaires politiques, dénonçant tout ce qui n’est pas « politiquement correct » ; ces vigies sectaires surveillent les faits, les gestes et les propos d’hommes et de femmes dont ils jalousent souvent le pouvoir de création, traquant les pensées non conformes ou les amitiés douteuses. Mais que l’on condamne Flaubert ou Baudelaire au nom d’une morale sexuelle et religieuse, ou Handke au nom d’une morale politique, c’est la même chose, la même démarche. Les mêmes policiers dogmatiques, à travers le temps et les circonstances, prétendent régenter la littérature au nom d’une morale séculière.

Quelle chance, finalement, que l’on ne sache rien ou presque d’Eschyle, de Homère, de Shakespeare, de Dante ! Car nous ne connaissons que leurs œuvres immortelles, nous avons fort peu d’éléments sur le déroulement de leurs vies – dont certains épisodes furent peut-être peu glorieux, ou répréhensibles. Quelle chance que l’on ait tant d’incertitudes sur la vie de beaucoup d’anciens et de classiques, au point que l’on mette parfois leur existence en doute ! Et que nombre de belles œuvres du Moyen Age soient anonymes !

Un artiste est responsable de ses actes, à l’égal (ni plus, ni moins) des autres hommes, et doit être jugé pour ceux-ci, s’ils sont contestables ; son œuvre doit être jugée en elle-même, pour elle-même. Céline, malgré les horreurs antisémites qu’il a pu écrire par ailleurs, reste l’auteur du Voyage au bout de la nuit, ce grand livre sur la condition humaine. Le préjugé biographique, ou cette fâcheuse confusion entre la vie et l’œuvre, s’exerce sur les premiers auteurs pour lesquels on possède quelque information. Molière aurait couché avec sa fille. Jean-Jacques Rousseau a abandonné ses enfants à l’Assistance publique. Ces éléments d’ordre privé (et qu’il faudrait parfois replacer dans leur époque et leur contexte pour les apprécier pleinement) constituent pour les détracteurs autant d’arguments pour la censure de créations littéraires.

Le préjugé biographique repose sur l’idée d’une contamination de l’œuvre par son créateur, alors que la grande œuvre échappe à son auteur qui est, au mieux, le truchement d’un mystère. Si les petits livres disparaissent avec les petits hommes qui les ont laborieusement et imparfaitement façonnés, les grandes œuvres survivent à leurs auteurs, au dessus d’eux et de nous, de nos misères et de nos faiblesses, comme des étoiles indicatrices. Un jour, le créateur génial meurt, il ne reste plus rien de son esprit, bientôt il ne restera plus rien de son corps, mais son œuvre, frappée d’universel, frappée d’intemporel (mais non frappée d’alignement, comme le voudraient les censeurs) continue à surnager, ballottée à la surface des siècles. On la lit encore quand les querelles d’un temps, dans lequel se débattait l’artiste, ne sont plus compréhensibles. Les grandes œuvres n’appartiennent pas à leur auteur, elles sont le bien commun, le patrimoine de l’humanité. Censurer un roman ou une pièce parce que son accoucheur s’est exprimé ou a agi en contradiction avec les règles de la morale d’une époque, ce n’est pas punir l’artiste, c’est nous punir collectivement comme public, c’est nous priver d’un bien précieux. Il serait temps, en cette époque sectaire et policière, de retrouver une vue plus ouverte, plus humble et plus universelle de la littérature, il serait temps de retrouver une simple hauteur de vue.