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vendredi, 22 août 2008

Sommeils


C'est l'histoire d'un écrivain devenu vieux, par le simple effet d'une pente naturelle, et qui ressent depuis peu la fatigue de l'âge. Bien qu'il ne se l'avoue pas, les années font sentir leur poids sur son corps et sur son esprit. Il produit moins. Ses livres raccourcissent. Il n'écrit plus que des histoires brèves, comme un coureur qui ne tiendrait plus la distance. Et pour amorcer chaque jour une page nouvelle, il commence par une formule rituelle, une formule introductive bien rodée : " C'est l'histoire d'un écrivain... ".
Ce début de phrase posé, il continue, ou il essaie, à son rythme, au faible débit de son esprit qui manque de mémoire et d'imagination, qui manque chaque jour davantage d'énergie. Les mots sont lents et rares à venir. Le stylo lui semble lourd et il le dépose, en travers du blanc de la page. Parfois, à sa table de travail, ses yeux se ferment, il a comme des sommeils fugaces. De brèves absences, des coupures infinitésimales de sens, des sortes d'arrêt sur image ou plutôt d'arrêt sur vide. Ou bien il reste les yeux ouverts et fixes mais ne voit rien, il regarde à l'intérieur de lui-même la brume qui se lève et recouvre lentement son paysage mental. Imperceptiblement il décroche. De ses mots, de la feuille, de la pièce, de son corps. Il sombre.
La machine s'arrête : il y a des plages mortes entre les mots. Dans le temps suspendu c'est un état semblable à la mort qui prend place, par son caractère étale, sans fenêtre de sortie, par sa couleur d'un gris régulier, léger. Ce qu'il voit derrière ses paupières s'ouvre à l'infini. Il voyage, sans image, puis revient à lui. Le phénomène est bref, intermittent, mais de plus en plus fréquent.
Ses proches le veillent. Ils ont resserré le cercle, ils se relaient auprès de lui. Ils parlent d'une curieuse maladie qui ronge la mémoire, ils parlent des atteintes de l'âge comme on évoque l'avancée de la mer lors des grandes marées, avec dans la voix ce ton feutré mais convaincu de l'inéluctable, cette soumission à la fatalité. L'écrivain n'est plus le même. Il n'est plus le même en continu. Sa pensée semble prête à se rompre, elle hésite comme sa démarche, il finit la vie en pointillés, il finit son œuvre sur des points de suspension. Mais il ne s'en aperçoit pas. Cette révélation lui serait insupportable. Il est aveugle à ce qui le gagne. Et lorsqu'il voit grandir l'ombre devant ses yeux il croit que c'est le monde entier qui sombre.


VARIANTE

Dans une autre version de cette histoire, qui semblera moins triste au lecteur comme à l'auteur, l'écrivain apparaît moins diminué (il ne s'agit peut-être pas du même individu, ou il est plus jeune). Le phénomène précédemment décrit commence à survenir.
L'écrivain ne se rend compte de rien. Chaque jour il prolonge son œuvre. Il n'a pas dit son dernier mot. Son écriture s'est ralentie mais la qualité de son style ne paraît pas altérée. Certains lecteurs s'interrogent, cependant. Dans ses derniers ouvrages on relève des mots étranges, décalés. Parfois deux phrases ne joignent pas bien. La transition laisse à désirer. On hésite alors : est-ce l'un de ces géniaux raccourcis dont seuls les vieux maîtres sont capables (ou qu'eux seuls osent), et dont la soudaineté et le brio nous déroutent un peu - ou bien faut-il y voir un accroc dans le tissu littéraire, la trace écrite d'une rupture mentale. Les avis divergent. La littérature n'est pas une science exacte. Le style de ce vieil auteur est si subtil et complexe que même un œil averti ne sait plus bien y démêler la maladresse de l'adresse, ni l'accident de l'illumination.

extrait de Portraits d'écrivains (Editinter, 2002)

 

Ce texte est aussi paru dans la revue L'INFINI n° 68 (Gallimard, 1999).

 

lundi, 23 juin 2008

L'épitaphe dans Le Codex Atlanticus n° 17

L'épitaphe, texte précédemment paru dans mon recueil Portraits d'écrivains (Editinter, 2002), vient  d'être republié dans le volume 17 de l'anthologie fantastique du Codex Atlanticus.

 

codex_17_vignette.gifLes livres, les revues, ce n'est que du papier. Des mots fragiles, imprimés sur un support perméable à l'eau, au feu, et que le vent disperse et emporte. Le papier s'altère, tombe en poussière. La littérature finira peut-être dans un vaste autodafé. C'est ainsi que pensait cet écrivain qui ne voulait pas laisser derrière lui une œuvre volatile, fût-elle immense et multiforme, une de ces milliers, de ces dizaines de milliers d'œuvres déjà couchées dans le linceul de leurs pages, offertes à l'irrémédiable du temps, à la contagion de l'oubli. Abandonnant le champ de l'édition à ses concurrents, il travailla sur une phrase, une seule, qui serait son œuvre, son chef-d'œuvre, la trace unique de son passage ici-bas. Il passa sa vie entière, qui fut longue, à attendre la mort et occupa tout ce temps à concevoir, écrire, corriger, réécrire son épitaphe. Inlassablement. Il imaginait sa pierre tombale, et l'inscription funéraire gravée dans la pierre, à la face des siècles. 

(...)

La suite dans Codex Atlanticus.

Ce volume 17 (juin 2008, 10 €) comprend également des textes de Michel Rullier, Philippe Vidal, Denis Moiriat, Christian Hibon, Gilles Bailly, Jean Effer, Philippe Bastin, Franck Denet, Timothée Rey, Stéphane Mouret. 

 

lundi, 02 juin 2008

Brefs, dans Le Grognard n° 6

 

Le passé est une prison qui s'agrandit chaque jour.

*

Pardonnez-nous notre enfance, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont enfantés.

*

Le journalisme : l'à-peu-près de la pensée dans l'à-peu-près du langage.

*

Je me surprends chaque jour à désirer poursuivre.

*

 

205137771.jpgLa suite de mes aphorismes dans Le Grognard n° 6, la revue animée par Stéphane Beau.

Egalement au sommaire : Pascale Arguedas, Michel Volkovitch, Claude Pérès, Patrice Locmant, Mitchell Abidor, Thomas Vinau, Aristie Trendel, Henri Roorda.

 A partir de ce numéro 6, la revue Le Grognard est co-éditée par les éditions du Petit Pavé (49), qui la diffusent.

 

Pour toute commande (7 € frais de port compris), écrire à revue.le.grognard@gmail.com

vendredi, 23 mai 2008

30 ans d'écriture

Cet entretien, réalisé par Roland Fuentès, a été publié dans le numéro 22 de la revue Harfang en mai 2003. J'y changerais aujourd'hui peu de choses, sinon le titre : bientôt 40 ans d'écriture !


Roland Fuentès : Jean-Jacques Nuel, d'où vous est venu le goût de l'écriture ? Et depuis quand écrivez-vous ?
JJN : Il faudrait un livre entier pour répondre ! J'écris depuis l'âge de 16-17 ans. J'ai ensuite poursuivi l'écriture, avec parfois de longues interruptions de plusieurs années, mais sans jamais perdre de vue l'idée que j'étais un écrivain. Je me suis toujours pensé écrivain, et peut-être avant même d'écrire, quand dans ma petite enfance je réalisais des livres vierges. D'où est venu le déclic ? D'abord de mes lectures d'adolescence, essentiellement poétiques : Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Alfred de Musset, qui m'ont donné envie d'imiter. Et puis une rédaction, imposée par un prof de français, et dont le sujet devait particulièrement m'inspirer, a été l'occasion de mon premier travail de création, je n'ai pas compté mes heures, j'ai oublié le temps, je suis complètement sorti du cadre du devoir scolaire pour entrer dans celui de la littérature. Ensuite, l'écriture est devenue une passion régulière, un ami au lycée écrivait lui aussi, je lui montrais mes poèmes et mes premières nouvelles. Voici quelques repères conscients ; au fond, on ne sait pas pourquoi on écrit, la programmation est si lointaine, si enfouie, si complexe qu'elle nous échappe.

RF : Vous souvenez-vous de votre première publication ?
JJN : Un souvenir ineffaçable, car j'ai vécu l'un des moments les plus violents de ma vie. Au printemps 2004, je fêterai le 30e anniversaire ( !) de cette publication dans une revue disparue depuis longtemps : Syllepses, une revue littéraire de Grenoble. Mes premières publications ont l'intensité de mes premiers émois amoureux ! Je me souviens de la lettre d'acceptation, je la relisais sans cesse, je la portais sur moi. J'ai attendu la parution avec une terrible impatience. J'étais très fier, sans me rendre compte que c'était finalement peu de chose.

RF : Vous avez écrit beaucoup de poésie à vos débuts ; vous avez même publié chez Cheyne un très beau recueil : "Du pays glacé salin". Et puis vous avez tourné le dos à la poésie. Pourquoi ?
JJN : Deux recueils ont immédiatement suivi Du pays glacé salin : Immenses, au Pré de l'Age (qui vient d'ailleurs d'être réédité au Pré Carré) et Noria aux éditions Pleine Plume. J'avais choisi une voie d'ascèse, de pauvreté, d'économie de mots, elle m'a conduit au silence. Je n'avais plus rien à dire en poésie. Je suis donc revenu à la prose, dans laquelle je me sens bien plus libre. J'arrive à exprimer par la prose tout ce que j'écrivais en poésie, et j'exprime bien d'autres choses, ne serait-ce que l'humour, la dérision. Ma dimension de créateur a besoin de tout l'espace de la prose. Je décris bien sûr un fonctionnement personnel, cela n'a pas valeur de règle ni de théorie. Chacun doit trouver le genre littéraire qui lui convient le mieux, étant précisé qu'à mes yeux, il n'existe aucune hiérarchie des genres : la main à poésie vaut la main à prose (et vice-versa).

RF : Votre écriture est très précise. Il semble que vous ayez conservé de la poésie un goût pour la concision et la justesse de l'image. Travaillez-vous beaucoup votre écriture ?
JJN : Effectivement, de mon passage par la poésie, j'ai gardé la volonté d'une écriture dense, précise et travaillée. D'où ma difficulté d'écrire long (ou vite), qui provient moins d'un manque de matière que d'une impossibilité à me " lâcher ". Je travaille beaucoup mes textes, je suis plutôt perfectionniste, un peu maniaque. Est-ce un manque de confiance ? Une politesse pour le lecteur ? Je compose plusieurs versions successives d'un texte, alternant écriture manuscrite et écriture à l'ordinateur, en laissant reposer plusieurs semaines entre chaque version.

RF : La plupart de vos textes déroulent un univers légèrement décalé, à peine différent du nôtre, où l'absurde et le décalage produisent des chutes inattendues. Imaginez-vous vos ambiances et vos situations en fonction d'une chute prévue d'avance, ou la chute naît-elle logiquement de la situation que vous avez mise en place ?
JJN : Je travaille d'une façon très particulière, sans ordre ni logique. Je note sur un cahier toutes les idées qui me passent par la tête, elles concernent plusieurs idées de textes à la fois, voire aucune idée, du texte pur. Il y a des débuts, des fins, des milieux, plein de milieux, des phrases séparées. Quand j'ai assez de matière, je regroupe ces fragments de textes sur plusieurs projets de nouvelles qui sont pour ainsi dire faufilées. Ensuite je travaille chaque nouvelle séparément en plusieurs versions successives. C'est laborieux ! La chute, quand elle existe (car je ne crois pas qu'une nouvelle doit forcément comporter une chute surprenante), peut me venir avant l'écriture du texte (que j'invente à l'envers), ou surgir en cours, ou venir avec difficulté (mon texte est presque écrit mais il manque une bonne fin). Je n'ai pas de procédé régulier.

RF : Votre regard sur le monde, souvent humoristique, parfois désabusé, n'est jamais vraiment méchant. Ce qui le rend d'autant plus pertinent. La méchanceté n'a-t-elle aucune valeur littéraire à vos yeux ?
JJN : Il m'est arrivé d'être méchant dans mes chroniques ou mes critiques, principalement du temps de la revue Casse. Ma cruauté critique suscitait des polémiques, me valait des inimitiés, des haines, des injures, et avec le recul ces pratiques me paraissent négatives. Dans mon œuvre, je crois en revanche être incapable de méchanceté. L'humour est une façon de tenir ce sentiment à distance, et je suis semblable au fond à tous ces personnages dont je dénonce les travers. La méchanceté pure, telle qu'on peut la lire sous la plume d'une romancière très à la mode, est un sentiment inutile et stérile, et donne une œuvre sans hauteur, sans profondeur. Au contraire, des auteurs qui ont la vision la plus noire et " terrible " de l'humanité, qui sont d'une extrême dureté avec leurs semblables, comme Thomas Bernhard (et sa détestation de ses contemporains), Céline, ou même Houellebecq si controversé, montrent derrière leur pessimisme une réelle compassion. Pour moi, la compassion est la marque des plus grands.

RF : Le thème de l'écriture est très présent dans ce que vous faites, et vous parvenez sans cesse, à mon sens, à trouver de nouveaux angles pour l'aborder. Aimeriez-vous écrire sur d'autres sujets ? Et si oui, lesquels ?
JJN : Ce thème est très présent, trop présent. Mes héros sont des écrivains, ils lisent ou écrivent, et s'ennuient le reste du temps. J'espère simplement que les sentiments qui traversent ces personnages très particuliers relèvent de l'universel, pour que les lecteurs non écrivains s'y reconnaissent, se retrouvent dans une fraternité. Le thème de l'écriture est devenu obsessionnel ces dernières années, presque exclusif, j'ai eu besoin d'épuiser ce sujet. Je crois qu'il restera constant dans mon œuvre (tout écrivain l'aborde à sa façon, c'est la réflexion sur son art, le roman dans le roman, etc.) ; mais qu'il va se combiner avec d'autres thèmes. Les derniers textes que je suis en train d'écrire vont dans cette voie.

RF : Vous êtes l'un des auteurs les plus publiés en revues. Cela prouve que votre travail séduit beaucoup de monde. Malgré cela, aucun grand éditeur n'a encore fait le pari d'éditer un de vos recueils. Pouvez-vous expliquer cela ? Les textes courts sont-ils condamnés, en France, à ne paraître qu'en périodiques ou chez des petits éditeurs ?
JJN : Ce n'est pas faute de les soumettre aux éditeurs ; j'ai beaucoup enrichi la Poste avec mes envois de manuscrits ! Il y a d'abord une loi générale, qui repose sur des fondements économiques : malgré de rares exceptions (dont Gavalda), les éditeurs préfèrent qu'un auteur inconnu leur soumette un roman. Le Seuil et Grasset renvoient sans les lire les recueils de textes, indiquant par une circulaire qu'ils n'acceptent pas les " textes séparés ". J'ai fini par en prendre mon parti. Je publie mes nouvelles dans des revues littéraires ou sur des sites internet avant de les rassembler en recueils chez des " petits éditeurs " ; l'important, c'est de parvenir à toucher quelques lecteurs.

RF : Vous avez publié, entre 1993 et 1996, la revue Casse, à Lyon. Qu'avez-vous retiré de cette expérience ?
JJN : Un mélange de joies et de déceptions. J'ai aimé la fidélité attentive de nombreux abonnés, la possibilité de révéler de nouveaux talents, l'amitié de certaines revues, qui formaient avec Casse une sorte de famille, une communauté créatrice. Je pense notamment au Cri d'Os, à Rétro-Viseur... Une de mes plus grandes joies a été la victoire de Casse sur la commission paritaire des publications et agences de presse (cppap). Le jugement définitif du Conseil d'Etat en date du 17 mars 95, rétablissant la revue Casse dans ses droits au régime postal des périodiques, a été non seulement une heureuse nouvelle pour les finances de la revue, mais au-delà, une jurisprudence essentielle pour les petites publications, qui ont pu invoquer ce jugement dans leurs conflits avec l'administration. La déception tient à toutes les polémiques qui se sont développées autour de la revue, dont j'étais certes largement responsable, mais je suis sorti meurtri de certains mauvais échanges. Casse a été aussi victime de l'image fracassante de ses débuts. Alors qu'au fil des numéros je cherchais à gagner en sérieux et en professionnalisme, à tirer la revue vers un magazine plus ouvert et généraliste, on continuait à me coller sur le dos l'image du râleur de service, du subversif... J'ai compris que, quels que soient mes efforts, je ne parviendrais jamais à renverser l'image. D'où ma décision d'arrêter après 4 ans (qui s'explique aussi par la lassitude de l'homme orchestre)…

RF : En tant que chroniqueur de revues pour différents magazines, et auteur de " La revue, mode d'Emploi " (Calcre, 2000), vous possédez un regard très précis, et très informé sur le monde mouvant des revues. Comment pourriez-vous le caractériser en quelques mots ?
JJN : J'ai toujours été naturellement curieux des revues et je leur dois beaucoup : ayant du mal à intéresser des éditeurs à ma production, je peux au moins publier des extraits ou des nouvelles dans les périodiques. La raison d'être des revues est précisément de donner des chances aux auteurs, de petits espaces de sortie, de leur permettre de ne pas désespérer. La variété et le nombre des revues (les disparitions sont toujours compensées par des naissances) offrent un immense espace parallèle à l'édition, et certains auteurs n'y pensent pas assez. Mais la satisfaction d'une parution en revue est sans lendemain, sans retombée, alors que la publication d'un livre est un véritable événement dans la vie d'un auteur. La situation des revuistes n'est pas facile. Quand je publiais Casse, je dépassais allégrement les 200 abonnés, et n'avais aucun souci financier. Aujourd'hui, de très nombreuses revues, malgré une certaine notoriété, malgré le dynamisme de leurs responsables, parviennent difficilement à atteindre ou à dépasser le seuil de 100 abonnés. Si vous enlevez tous ceux qui s'abonnent par opportunité, dans l'espoir d'être publié, il reste peu de lecteurs réels et désintéressés ! La revue littéraire traverse une crise, qui ne s'explique pas seulement par la concurrence des webzines (très différents de la revue papier), mais par la perte de crédit de la littérature. Je crois que les nouvelles générations sont moins curieuses de la littérature. Heureusement pour les auteurs, les revues s'obstinent, malgré ce contexte défavorable. Dans l'effervescence des créations et des cessations de titres, une revue doit compter sur la durée, savoir se renouveler en restant fidèle à son identité et diversifier ses moyens de diffusion. Les grandes revues sont celles qui restent.

mardi, 11 décembre 2007

Dans le café de la jeunesse perdue

Un registre des êtres de passage

(Cet article est paru dans Le magazine des livres n° 7.)

 

e1d0ca16bb8640df04e38b7d87a73424.jpgMultiple magie, toujours renouvelée, que celle de Modiano, et que l’on retrouve entière dans ce nouveau roman, « Dans le café de la jeunesse perdue ». Magie des lieux, d’abord, qui prennent possession de vous, et auxquels on ne peut échapper : « J’ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous êtes attiré vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela de manière imperceptible, sans même vous en douter. Il suffit d’une rue en pente, d’un trottoir ensoleillé ou bien d’un trottoir à l’ombre. Ou bien d’une averse. Et cela vous amène là, au point précis où vous deviez échouer. Il me semble que Le Condé, par son emplacement, avait ce pouvoir magnétique et que si l’on faisait un calcul de probabilités le résultat l’aurait confirmé : dans un périmètre assez étendu, il était inévitable de dériver vers lui. » Le Condé est le lieu principal où passent tous les protagonistes, le lieu où s’agrègent les éléments de l’histoire. Des clients aux noms étranges, Tarzan, Babilée, Zacharias, Ali Cherif, Bob Storms, le docteur Vala hantent ce café. Certains sont étudiants, d’autres écrivains, comme Larronde et Arthur Adamov. Ils incarnent une jeunesse bohême, telle qu’elle n’existe plus vraiment aujourd’hui, ou, pour les plus âgés, ils vivent dans la nostalgie de cette jeunesse perdue et tentent de la prolonger. L’un des habitués, Bowing, note sur un cahier les noms des clients du café, les jours et heures d’arrivée, cherchant « à sauver de l’oubli les papillons qui tournent quelques instants autour d’une lampe. » Entreprise vaine, incomplète et dérisoire. C’est dans ce lieu qu’échoue Jacqueline, dite Louki, figure centrale autour de laquelle tournent les décors et les êtres. Une femme errante, qui se sauve et coupe les ponts. « Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. Mes seuls bons souvenirs sont des souvenirs de fuite ou de fugue. » avoue-t-elle, de la même façon qu’elle avoue s’être mariée « comme on confesse un crime ».

Un deuxième café, Le Canter, est le double sombre du Condé : les clients, Accad, Godinger, Mario Bay, Mocellini, sont des personnages louches, qui trafiquent ou travaillent dans des « sociétés », comme le faisait le propre père de l’auteur. Louki retrouve dans ce lieu Jeannette Gaul, « sa part d’ombre » et goûte à d’autres paradis que ceux de l’alcool, en prenant « un peu de neige ». Le livre est une dérive dans Paris, avec pour tout guide un vieux plan réparé avec du Scotch. Les rues, les établissements portent aussi des noms évocateurs ou poétiques : le Château des Brouillards, la rue des Grands-Degrés, l’Hôtel Hivernia, le commissariat des Grandes-Carrières – et la librairie Vega, point de rencontre des fidèles du conférencier Guy de Vere.

D’une construction moins linéaire que ses précédents livres, notamment Un pedigree et La petite bijou, ce roman regroupe quatre récits : celui d’un étudiant de l’Ecole supérieure des Mines attiré par la bohême et qui a envie d’abandonner ses études, celui d’un détective du nom de Caisley, celui de Louki, celui enfin du brun à veste de daim qui porte le prénom inventé de Roland et écrit un texte sur les « zones neutres » de Paris, ces quartiers aux frontières imprécises. Quatre récits pour recomposer une histoire fragmentaire, qui comme l’héroïne, garde sa part de mystère.

Modianesque à souhait, le titre « Dans le café de la jeunesse perdue » est en fait emprunté à un texte de Guy Debord, que Modiano définit au passage comme un « philosophe sentimental ». Le roman est traversé de livres, ou plutôt de titres d’ouvrages de science-fiction, de spiritualité ou d’ésotérisme aux noms étranges : Horizons perdus, Cristal qui songe, Voyage dans l’infini, Louise du Néant. Les personnages sont proches de ce néant, semblables à ces individus disparus depuis 30 ans et que l’on déclare absents par le biais des « déclarations d’absence » dans les publications judiciaires. Ils sont condamnés ou prédestinés à mal finir et échouent, parfois volontairement comme le détective Caisley payé pour rechercher Louki disparue : quand il la retrouve, il décide de ne rien dire à son commanditaire, d’enterrer son enquête, pour laisser à la jeune femme « le temps de se mettre définitivement hors d’atteinte ».

Quelques mots, quelques phrases, et la magie Modiano se déploie et prend le lecteur dans ses rets. On a beau se défendre, on est toujours gagné par cette mélancolie violente et feutrée, celle de la fuite des jours, la fuite de la jeunesse, la dispersion des êtres, l’effacement irréversible de nos traces dont seuls quelques mots froids et nus comme ceux d’un procès-verbal témoignent encore. Ou encore ces renseignements purement factuels qu’enregistre le détective, « ces détails qui sont souvent les seuls à témoigner du passage d’un vivant sur la terre. A condition qu’on retrouve un jour le carnet à spirale où quelqu’un les a notés d’une toute petite écriture difficilement lisible, comme la mienne. » Sur le terrain vague de la vie, les hommes cherchent à s’accrocher à des points de repère. La constante de Modiano, c’est cette attention aux êtres de passage, et la tentative de les fixer, comme sur une photographie. Il redonne vie fugacement aux absents, aux tricheurs, aux créatures en demi-teinte du doute et de l’échec, à ceux qui en traversant la vie n’étaient déjà que des ombres.

 

Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue, éditions Gallimard, 14, 50 €.

jeudi, 01 novembre 2007

L'autoroute, première station

Je livre ici le premier chapitre d’un roman inédit, « L’autoroute », composé de douze chapitres ou stations. Ce texte est le développement d’une nouvelle parue dans les revues Salmigondis et i rouge, ainsi que dans mon recueil « Portraits d’écrivains » (Editinter, 2002).

 

 

Il regarde le siège du passager, à sa droite, sur lequel reposent une sacoche en cuir noir, un appareil photo numérique, des lunettes de soleil et un petit dictaphone, puis jette un coup d’œil rapide en se retournant vers la banquette arrière. Dans son rétroviseur central il voit le vide à l’arrière de la voiture. Il est le seul conducteur à cette heure, aussi loin que porte le regard sur les lignes droites devant et derrière lui, le seul à descendre le couloir d’autoroute et le cours du temps. Il passe. Le paysage est mobile comme un train d’images. Les grands portiques se rapprochent, les panneaux bleus, les panneaux blancs, les panneaux verts, les directions lointaines, Montpellier, Toulouse, Perpignan, ou étrangères, Barcelone, Andorre. Il dépasse des aires de repos, des stations-services. Il dépasse des véhicules de sécurité garés sur la bande d’arrêt d’urgence. Des messages lumineux en lettres jaunes brillent dans la brume, au dessus des voies. Il voit ces mots sans trop les lire, sans y prêter attention, il n’a plus de destination, il se décide aux embranchements, au hasard, au dernier moment, allant tout droit, ou sur la droite, ou sur la gauche.

 

Il y a eu un blanc presque imperceptible après la chanson de Chris Rea, un minuscule temps d’arrêt, comme un spasme, après The road to hell, puis une voix vulgaire d’animateur a retenti avant qu’il n’arrête l’autoradio. Il n’y a plus que le bourdonnement régulier du moteur, une sorte de silence lesté d’un léger bruit de fond, familier. Depuis combien de temps est-il parti ? La mémoire hésite, elle n’a plus de repère. L’autoroute n’a pas de début et pas de fin, pas de centre, à peine un plan, un fil rouge sur les cartes routières comme des artères de sang, juste des circuits reliés à d’autres circuits, des voies entrelacées qui composent un infini réseau, tout est pareil, équivalent, équidistant, les voies sont toujours offertes, les stations sont toujours ouvertes, la semaine, le dimanche, les jours fériés, les employés se relaient, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la nuit est animée comme le jour, illuminée. Depuis combien de temps a-t-il quitté la ville ? Quelques semaines, peut-être, un mois, deux mois, qu’importe. Les journées se confondent. Le passé n’est plus qu’un espace incertain, une plage instable. Il va devant lui, sans regarder en arrière, il s’en va vers l’hiver. Depuis le début de sa course il a vu nettement les jours raccourcir ; inexorablement la nuit a gagné ; à force de rouler il lui semble chaque soir être passé de l’autre côté du monde, dans l’hémisphère sombre. Et même dans la journée la lumière a quelque chose de plus lourd, et de voilé.

 

La voiture suit sa voie tracée à vitesse régulière, toute en courbes dans l’espace. Elle est belle. Il aime ses formes, son profil, ses rondeurs de vaisseau spatial. Elle est faite pour le mouvement, pour le continu du voyage, conçue pour déplacer un être à la surface de la terre ferme, sur la rotondité du globe, sur un ruban d’asphalte à l’infini.

La voiture est grande et confortable. Elle offre, si l’on se réfère à la notice descriptive gardée dans la boîte à gants, cinq places assises et un coffre d’une grande capacité, conformément à sa vocation de berline familiale. Sa carrosserie aux lignes douces est d’un gris plutôt clair, terni par la poussière accumulée des jours. Les vitres sont sales aussi, à l’exception d’une zone du pare-brise où les essuie-glaces ont décrit deux éventails transparents. A l’arrière gauche, on lit « Renault » ; à l’arrière droit, « Laguna ». Entre les deux, au centre exact de la largeur du coffre, un losange d’argent, logo de la marque, troué en son centre d’un autre losange d’un gris indéfinissable et voilé de poussière, un grain de gris aussi indistinct que l’infini. Elle a un moteur diesel, son bruit feutré accompagne la conduite. Elle fonctionne sans aucun incident. Comme un corps qui ne serait jamais malade, un cœur qui ne s’arrêterait pas. Il suffit de remettre du carburant quand le réservoir - d’une contenance de soixante-dix litres - est presque vide ; en gardant une allure douce et constante on parvient à couvrir mille kilomètres avec un plein de gas-oil. Après avoir quitté la station-service, il aime voir l’aiguille de la jauge bloquée au plus haut du témoin, il aime avoir cette réserve qui le rassure, savoir qu’il pourra rouler loin, longtemps.

 

Des panneaux successifs annoncent une aire de repos : deux mille, mille, trois cents mètres. Une lettre P dans un carré bleu ; à côté, un pictogramme représentant une table et un sapin. Il actionne son clignotant droit et s’engage sur la voie d’accès. L’endroit est désert, battu par le vent. Il gare sa voiture devant le bloc de béton des toilettes, coupe le moteur, reste un long moment, les avant-bras sur le volant, la tête sur les avant-bras, les yeux fermés, immobile. Puis il descend, verrouille les portes d’une pression sur le côté de la clé. Le froid le surprend et le fait tressaillir. Il ferme les boutons de sa chemise grise, remonte la fermeture éclair de son blouson de toile, ses vêtements ne sont plus assez chauds pour la saison. Sur le parking vide il marche de long en large, sur le goudron noir et les allées de ciment, sur les emplacements tracés pour le stationnement des automobiles, sur les lignes blanches un peu effacées, puis sur le talus d’herbe rare tout autour ; il rejoint le grillage final marquant la limite de l’aire, une haute clôture qui court tout le long de l’autoroute et retient  captifs véhicules et passagers. Ses mains agrippent les larges carrés de fil de fer gris argent, se crispent comme sur les barreaux d’une cage. Il repart en sens inverse. Il marche pour sentir le sang circuler dans ses jambes, le vent fouetter sa tête, le vider de toutes ses idées, des images accumulées. Pendant près d’une heure il va, revient sur ses pas, traverse l’espace en fermant à demi les yeux, réduisant son regard à une fente, une meurtrière horizontale d’où il voit les courbes de la montagne basse, à l’ouest, au loin, de l’autre côté de l’autre voie. Puis, se retournant vers l’est, il découvre le même relief. L’aire se trouve au cœur d’un cirque de collines, où la percée de l’autoroute en son diamètre est le seul passage, la seule ligne d’échappée. Il remonte dans sa voiture. Le vent s’éteint. Le bruit familier du moteur est une présence rassurante. Il reprend son errance.

 

A la sortie de l’aire, au bout de la bretelle qui se jette dans le fleuve noir à triple voie, un panneau rouge et blanc en forme de triangle pointe en bas rappelle : CEDEZ LE PASSAGE. Il réintègre sans difficulté le circuit machinal des voitures, il vient grossir le flot, et le nombre ; il est happé et digéré par la file vrombissante. Ensuite il n’y a plus qu’à suivre le mouvement, sans excès de vitesse, en ne dépassant que les véhicules anormalement lents, ceux qui freinent le rythme de sa pensée, de sa rêverie. Il a tout le temps devant lui, et une souveraine absence de destination qui ouvre tout l’espace autoroutier et fait de la distance un océan sans limite.

L’autoroute se déploie, infini ruban recommencé, réserve inépuisable de kilomètres, circuit d’errance où il oublie la marche et le reste du monde. Elle est devenue son milieu naturel. L’immense ramification n’a pas de point de départ ni d’arrivée, ni d’origine ni de fin, seulement des milliers de points d’entrée et de sortie, des milliers de points intermédiaires. Les kilomètres passent, en continu, sur la droite et sur la gauche comme deux pans de manèges symétriques, il a l’impression d’être immobile dans un tunnel à ciel ouvert, dans un couloir d'autoroute qui file d’avant en arrière de son corps, comme dans ces très vieux films où les acteurs font semblant de conduire, statiques devant un décor d’écran qui bouge.

 

La conduite est facile, les voies se déroulent devant lui, droites, ou en courbes larges et relevées, entre les glissières de sécurité. Il a peu de choses à faire, en somme. Tenir le volant d’une main légère. Laisser le pied droit sur la pédale d’accélérateur, à mi-course. Garder l’axe de son regard sur les voies noires matérialisées par des lignes blanches continues ou discontinues. Donner un coup d’œil furtif dans les rétroviseurs. Actionner son clignotant et doubler les camions, les norias de camions qui remontent des pays frontaliers. Suivre les panneaux indicateurs, les directions fléchées, les noms de destinations en grandes lettres majuscules blanches sur fond bleu. Cela se fait d’une manière machinale, presque automatique. Cette conduite est différente de celle de la ville, où il devait rester constamment vigilant, sur ses gardes, les sens en éveil, inquiet sur sa gauche et sur sa droite. Il n’aimait pas conduire par les rues, les avenues, ou emprunter le boulevard de ceinture qui délimitait la banlieue de l’est. Il détestait les intersections, les carrefours, les ronds-points, les priorités. Sur l’autoroute, comme si la voiture allait toute seule, il suit le mouvement, tournant à peine le volant, sans rétrograder les vitesses. Son attention est légère, quasi flottante. En ce mois de l’année, en cette saison de jours déclinants, la circulation est moins intense. Les vacanciers n’encombrent plus les grands axes. Il n’y a presque pas d’embouteillages, presque pas de ralentissements. On peut maintenir une allure régulière, une sorte de vitesse de croisière comme les bateaux à moteur sur la mer qui ne rencontrent pas d’obstacle ou comme les navettes dans le pur espace. Le temps avance d’un pas égal, d’un mouvement circulaire sur sa droite, couvrant toute la roue des graduations de un à douze sur la petite horloge du tableau de bord ; l’espace défile au même rythme. L’aiguille du compteur reste fixée sur cent vingt kilomètres à l’heure.

 

Ici, l’espace et le temps se déroulent ensemble, l’un mesure l’autre avec fiabilité. Et c’est peut-être ce double mouvement, la perfection de leur rapport qui libère la pensée, qui lui ouvre un champ immense et l’accélère. Des phrases traversent sa tête. Des bribes d’histoires, des histoires brisées. Ou des souvenirs qui se télescopent. Des apparitions, des fantômes. Il voit des bouts de films, des rushes de sa vie, des promesses, des échecs, des renoncements, des rêves qui n’ont jamais été montés, ou dans un ordre différent. Tout se mélange, se superpose. Jamais il n’a eu autant d’images dans sa tête, autant d’idées, autant de fulgurances. Il devient lourd, saturé. Les mots se pressent derrière ses lèvres. Il saisit le dictaphone posé sur le siège du passager. L’appareil se déclenche au son de la voix. Il parle. Il dit une phrase qui lui traverse l’esprit, avant qu’elle ne disparaisse de son champ mental, il la répète sous plusieurs formes, cherchant la meilleure, la plus juste. Il peut suivre sa pensée à son rythme exact, sans rien en perdre, sans être freiné par le processus laborieux et lent de l’écriture. Et pendant de longues minutes, sur il ne saurait dire combien de kilomètres, jusqu’à l’irruption d’un poste de péage, il continue à voix haute, roulant à faible allure, tenant le volant de la main gauche, le dictaphone de la droite.

 

 

mercredi, 26 septembre 2007

Ecrire à la main ou à la machine

Ecrire à la main ; écrire à la machine

ou

Ecrire à la plume ; écrire au clavier

 

 

J’appartiens à une génération qui aura connu une révolution dans l’écriture - ou, pour le moins, la succession (sans complète substitution) de deux manières d’écrire :

- l’écriture à la main (au crayon, au stylo-plume, au stylo-bille) ;

- l’écriture au clavier, qui n’a pris toute sa dimension qu’avec l’ordinateur et le traitement de texte.

La machine à écrire, vieille déjà de plus d’un siècle, aura été un instrument malcommode et peu propice aux corrections ; si quelques romanciers – dont Simenon – l’ont adoptée, pour la plupart des écrivains elle aura représenté moins un outil de création qu’une étape finale et obligée de « mise au propre » ou de « mise au net » : la version dactylographiée (dont la réalisation était souvent déléguée, confiée à une dactylographe) constituait la copie définitive, destinée à la communication du texte.

 

La plume et l’ordinateur sont des outils sans commune mesure, et l’un ne remplace pas l’autre. Je ne pourrai jamais me passer de mon stylo. Qu’on ne voie pas dans ces propos du passéisme, un attachement exagéré à une pratique ancienne et une crainte devant la révolution informatique. Le débat n’est pas celui de l’ancien et du moderne. Les deux méthodes ne sont pas antagonistes, j’utilise l’une et l’autre et j’en attends des effets, des résultats différents.

Dans mon travail littéraire je produis deux sortes de textes : des articles critiques sur des livres ou des revues, de brefs billets pour mon blog – que je compose directement et complètement à l’ordinateur ; et par ailleurs, des textes de création (nouvelles, récits, journal, aphorismes…) parmi lesquels je range certains articles plus élaborés ou personnels, comme celui que vous êtes en train de lire. Seuls ceux de cette seconde catégorie sont écrits dans leur « premier jet » à la plume ; puis, un entrecroisement de versions successives au clavier et au stylo me permet de parvenir au texte final. Celui-ci est ainsi le fruit de la combinaison des deux méthodes.

 

Lorsque j’écris avec un stylo, je n’engage que l’une de mes deux mains, la plus habile et motrice (chez moi, la droite), l’autre restant inutilisée, inutile – et je déroule un fil d’écriture, tout mon être vient porter et se concentrer sur cette minuscule issue : un point d’encre au bout de la plume, un filet d’encre qui va broder lentement la phrase, mais dans une continuité, un enchaînement remarquables. J’écris à la main, la plume et les doigts sont au ras de la page, l’œil n’a pas la vision d’ensemble mais suit le point d’affleurement, le mouvement d’avancée linéaire.

Au contraire, dans le travail à l’ordinateur, au traitement de texte, il y a d’abord, à l’instar du pianiste, le recours aux deux mains (j’ai appris à taper avec tous mes doigts, les pouces pour la barre d’espace), l’influx réparti sur un plus grand nombre d’extrémités manuelles et sur les deux côtés gauche et droit de mon corps. La position du créateur par rapport à son texte est différente : il est plus distant, les mots sont plus lointains et virtuels car ils apparaissent sur un écran (les mains sans contact avec celui-ci), sur une surface verticale et non plus horizontale. On a la double impression de le surplomber ou de l’appréhender dans son bloc, et d’être simultanément en son cœur, dans sa matière. J’ai tendance, à l’ordinateur, à ne pas suivre toujours un ordre logique et linéaire. Profitant des possibilités techniques du logiciel inouïes jusqu’alors (couper, copier, coller, déplacer, insérer, etc.), j’écris dans tous les sens, en désordre, puis je recompose, ajoute, supprime, ajuste – comme je le ferais d’une matière. On malaxe le texte comme une pâte, on le raccourcit, le rallonge, le farcit par le milieu ; on le travaille, on le transforme.

Par ce puissant outil on gagne – outre la commodité d’une technique évitant les refrappes et permettant de jouer avec des blocs rendus mobiles – des surprises de juxtaposition, des ruptures imprévues, des rebondissements, une dynamique du sens : un enrichissement du texte.

On perd ce qu’apportait la progression point à point, mot à mot, ligne à ligne : une maîtrise du rythme, une continuité de sens et de musique, une subtilité des enchaînements, le lien. Car l’écriture à la main garantit la musicalité du texte, cette sorte de grâce propre à la phrase littéraire, composée à la fois d’un rythme et d’une sonorité subtile des mots.

Et lorsque dans le processus de création j’établis des versions successives d’un texte, d’abord à la plume, puis à la machine, puis à la main, puis à la machine, par des reprises alternées, j’essaie de tirer profit des deux méthodes d’écriture pour en éliminer progressivement les scories et me rapprocher d’un objet littéraire qui serait à la fois dense et limpide.