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jeudi, 03 novembre 2022

Poèmes (choix)

Un choix de poèmes inédits ou parus dans les recueils "Mémoire cash" (Gros Textes, 2020) et "Hermes baby" (La boucherie littéraire, 2021).

 

ÉQUINOXE

 

l'équinoxe

de ta vie

est cet instant

unique

précis et fugace

où tu as une égale

quantité de temps

devant toi

et derrière toi

 

où le passé

pèse le même poids

que le futur

à la seconde près

 

si autour de l'axe

de cet équinoxe

on retournait ton futur

sur ton passé

ils coïncideraient

comme les 2 pans

d'un drap

rigoureusement plié

par le milieu

 

mais au milieu du chemin de la vie

évoqué par Dante

au premier vers de La Divine Comédie

tu ne sais pas que tu es parvenu

à ce point exact

et que tu viens de franchir

la ligne médiane

 

tes jours sont comptés

mais le compteur reste

invisible

tu ne peux effectuer le compte

à rebours

 

cette incertitude sur la durée

de l'existence

est un cadeau

de la providence

 

car imagine

le reste de ta vie

dans le couloir de la mort

du condamné à mort

attendant le jour fixé

pour son exécution

 

ce serait pire que la perspective

de la rentrée

qui te gâche

la seconde moitié

des vacances

 

*

 

TONKIN

 

j'ai vécu quelques mois

à Villeurbanne en 1970

dans le quartier du Tonkin

 

près de la place Rivière

où se tenait alors

le marché aux puces

 

un ami de mon père

m'avait loué une petite baraque

coincée entre 2 autres similaires

avec un jardin

à l'arrière

 

une sorte de bungalow

rudimentaire et délabré une bicoque

de plain-pied et sans étage

promise à une proche

démolition

 

juste 2 pièces en enfilade

une cuisine une chambre

et une cave très humide

à laquelle on accédait

par une trappe dans le plancher

 

je pouvais pisser dans l'évier

de la cuisine

pour le reste il fallait

traverser le jardin

pour gagner une cabane en planches

qui faisait office de cabinet

 

je ne me souviens plus

de l'adresse exacte

et je ne saurais la retrouver

 

la baraque a été rasée

par les bulldozers

et la rue elle-même

qui s'appelait je crois

rue Charles-Lyonnet

a disparu

 

le quartier ayant été entièrement

redessiné

dans une vaste opération

de rénovation urbaine

 

je suis donc incapable de localiser

l'endroit précis où je demeurais

ni d'effectuer le moindre

pèlerinage

 

mis à part des souvenirs

et de vagues images mentales

il ne me reste rien de ce séjour

dans l'ancien Tonkin

aucun courrier

aucune quittance

aucune facture

attestant de ma présence

en ces lieux

et de la présence même

de ces lieux

 

c'est à se demander si tout cela

a bien existé

 

j'en suis moi-même réduit

à me croire

sur parole

 

*

 

TCL

 

le bus 26 au départ de Perrache

avait pour terminus

le campus

de La Doua une ligne régulière

traversant la ville en diagonale

un trajet durant environ 3

quarts d'heure

si ma mémoire est bonne

c'était avant le tramway

et même avant le métro

qui était alors en travaux

c'est dire que je vous propose

un voyage dans le temps

plus que dans l'espace

et si l'on consulte aujourd'hui le site

des Transports en Commun Lyonnais

3 w point tcl point fr

on voit que la nouvelle ligne C26

allant de Saint-Priest à Lyon-8e

ne suit plus l'ancien itinéraire

assuré désormais par la ligne T1

du tramway qui dessert

les stations de Perrache et La Doua

cette expérience est donc impossible

à revivre

comme la plupart des choses

du passé d'ailleurs le temps

est un enterrement

*

 

 

AMIE

 

ma première bagnole

achetée d'occasion sur le marché

aux puces de Villeurbanne

s'appelait AMI 6

une berline 3 CV CITROËN

à la carrosserie bleu clair

piquée de points de rouille

(et je ne parlerai pas de ses vices cachés)

sa lunette arrière

avait une pente inversée

ce qui donnait de profil

un Z

du plus mauvais effet

mais je ne veux pas commettre

un délit de faciès

envers celle qui fut l'amie

passagère de ma jeunesse

*

 

 

debout sur le quai venté

de la gare de Mâcon-Loché

attendant le TGV 6960 de 7 h 36 pour Paris

près du repère W

où s'arrêtera la voiture 17

je vérifie encore une fois dans ma poche

la présence du billet de train

des tickets de métro

rendez-vous à 10 heures au Café des 2 Magots

te revoir si tout se passe bien

je confie mon sort

aux entreprises de transport

à la SNCF à la RATP

*

 

 

il me dit je n'ai jamais pu

me résoudre à tutoyer Dieu

car enfant on m'avait appris

à vouvoyer le Seigneur

Notre Père qui êtes aux cieux

Que votre nom soit sanctifié

la réforme liturgique date de 1966

ça fait un bail mais rien à faire

c'est un peu comme ma mère

qui comptait encore en anciens francs

après le passage au nouveau franc

quand le pli est pris

dès l'origine impossible

de le défaire la prière

est gravée dans la pierre

*

 

 

les boutiques ferment les unes

après les autres

dans la petite cité

de caractère

qui se paupérise au fil des ans

sur la vitrine

de la mercerie de la rue des Remparts

un panneau pas-de-porte à céder

et juste au-dessous

l'avis qu'un verre de l'amitié sera servi

le dernier samedi du mois

jour de la fermeture

définitive à ses clients fidèles

une façon de leur dire

merci

une façon de leur dire

adieu

*

 

 

jeudi, 17 mai 2018

Exposition Portraits croisés Laronde / Nuel

dominique laronde,jean-jacques nuel,salon du livre de nantua,portaits croisésL'exposition « Portraits croisés », proposée par les éditions Le Pont du Change, qui s'était tenue à l'espace André Malraux pendant le salon du livre de Nantua (Ain) les samedi 18 mars et dimanche 19 mars 2017, avant d'être transférée à la médiathèque de Nantua durant 4 semaines, va être à nouveau présentée au public en Saône-et-Loire.

Le week-end des 2 et 3 juin 2018, la commune de Salornay-sur-Guye (71) met à la disposition des éditions Le Pont du Change le Moulin de la Clochette, un superbe lieu ouvert aux artistes. Les 14 livres parus seront présentés, l'expo mise en place et un moment de lecture-rencontre est prévu le samedi après-midi à 18 heures.

L'expo "Portraits croisés" devrait ensuite intégrer les locaux de la bibliothèque de Salornay-sur-Guye pendant trois semaines, avant d'être transférée à la bibliothèque intercommunale de Joncy (71) du 26 juin au 28 juillet. Une rencontre avec le public se tiendra le samedi matin 30 juin à Joncy entre 10 heures et midi.

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(Le moulin de la Clochette)

L'ensemble comprend 15 dessins en noir et blanc, dont 5 rehaussés de couleurs, de Dominique Laronde, illustrant 15 textes de Jean-Jacques Nuel.

Le thème général est celui de la littérature et des écrivains.

Les dessins sont de format A4 et présentés dans des encadrements sous-verres avec bord aluminium 30 x 40 cm. Les textes sont imprimés sur papier fort A4 et collés sur des cartons-mousses de taille légèrement supérieure.

 

Un livre artisanal a été réalisé par les éditions Le Pont du Change, regroupant textes et dessins.

LarondeNuel-holmes2.jpg  LarondeNuel-apostrophes2.jpg

   LarondeNuel-richelieu2.jpg

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(dessins de Dominique Laronde)

 

lundi, 21 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (6/6)

En feuilleton (dernier épisode), des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.


APOSTROPHES
Quand j’étais jeune, je regardais chaque vendredi soir à la télévision l’émission Apostrophes de Bernard Pivot. Les écrivains se succédaient sur le plateau, et j’avais la conviction qu’un jour ce serait mon tour d’aller m’asseoir face aux caméras pour répondre aux questions de l’animateur sur mon dernier ouvrage publié. Le temps a passé, Apostrophes a disparu depuis longtemps, rejoignant les archives de l’audiovisuel, les éditeurs ont refusé tous mes manuscrits, mes illusions sont usées jusqu’à la corde, et Pivot ne me connaît pas. Ni lui, ni ses nombreux invités n’ont jamais connu mon nom, ni même soupçonné mon existence. J’étais devant l’écran du téléviseur comme derrière un miroir sans tain : je voyais jouer les acteurs du livre, mais eux ne me voyaient pas les regarder.
*

LE MONDE EN 3 D
Désinfection Désinsectisation Dératisation. L’entreprise 3D, qui intervient dans les vingt-quatre heures et sept jours sur sept, détruit et éradique tous les parasites et animaux nuisibles : cafards, cancrelats, blattes, guêpes, frelons, souris, rats, surmulots, puces, punaises de lit, araignées, mites, fourmis, chenilles processionnaires. Depuis que j’ai été recruté dans cette chaleureuse entreprise familiale, ma vie, longtemps erratique, s’est enfin stabilisée. J’ai un emploi régulier, un bon salaire, des collègues sympathiques, des perspectives d’avancement. Le secrétariat est tenu par Julie, une charmante petite blonde en laquelle j’ai tout de suite reconnu la femme de ma vie ; nous nous sommes mariés et nous avons maintenant deux beaux enfants. Me voilà un homme comblé. Jamais je n’aurais espéré connaître autant de bonheur. Je dois tout aux nuisibles.
*

LE BUG DE L’AN DEUX MILLE
Le premier janvier de l’an deux mille, il se réveilla difficilement, après sa cuite monumentale de la veille. Il était seul. Les amis étaient partis après minuit, les bouteilles vides jonchaient le sol, et sa conquête d’un soir – dont il ne savait que le prénom – avait dû s’éclipser au petit matin. Il ne restait que son parfum. Et son prénom, qui n’était plus très précis dans son souvenir, il hésitait entre Cécile et Céline. Hier lui semblait déjà loin. Un seul jour venait de s’écouler, et on était un siècle, un millénaire plus tard.
*

Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.

 

Illustration de Dominique Laronde pour "Apostrophes"

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mercredi, 16 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (5/10)

En feuilleton, des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.


LE RESTAURANT CHINOIS
Depuis plus de vingt ans, monsieur et madame Martin, tous deux professeurs de lettres à l’École Normale Supérieure de Lyon, allaient dîner chaque samedi soir dans le même restaurant, Le Temple du Temps, tenu par un Chinois et son épouse. Ils arrivaient toujours à dix-neuf heures trente, s’installaient à leur table habituelle réservée, et commandaient invariablement des rouleaux de printemps et du canard laqué au riz blanc. Monsieur et madame LO les servaient en leur demandant des nouvelles de leur santé et de leur travail. À force de se fréquenter, les deux couples étaient devenus amis. Après le départ des derniers clients, ils se retrouvaient à la même table et, jusque tard dans la nuit, en buvant du saké, ils parlaient de l’impermanence des choses comme d’un fleuve d’où émergent, çà et là, quelques îlots de constance.
*

LES INTRUSES
La vieillesse avait rejoint notre cercle d’amis sans y être invitée ; elle s’était installée, discrète, douce, et, progressivement, avait su se faire accepter. On s’était habitués à sa présence, elle faisait maintenant partie de la famille. Un soir de fin d’automne, devant le feu de cheminée, alors que nous parlions de nos projets d’avenir en buvant du Cognac, insouciants et heureux, elle nous prévint qu’elle avait une amie très chère, presque une sœur, dont elle était inséparable – mais que cette dernière ne nous rejoindrait que plus tard.
*

LA CEINTURE
Le boulevard de ceinture, selon les plans établis par les ingénieurs en génie civil, avait été tracé en forme de cercle parfait autour de l’agglomération. La longueur totale de l’ouvrage, nommé OUROBOROS (en référence au serpent qui se mord la queue), était de 28 kilomètres et 743 mètres. Trois années après sa mise en service, on constata que la circonférence de cette voie rapide s’était réduite de vingt et un mètres, puis, douze mois plus tard, de vingt-huit mètres. Il apparaissait ainsi clairement que le boulevard de ceinture se resserrait d’un minuscule cran de sept mètres tous les ans, ce qui fut confirmé par les relevés ultérieurs. Lentement, régulièrement, la voie circulaire, conçue à l’origine pour désengorger la ville, se rétrécissait pour l’étrangler. Certes, il faudrait quelques milliers d’années avant que le nœud coulant ne se soit refermé sur lui-même en rejoignant la place Bellecour, située au cœur exact de la cité et au centre du cercle, mais le phénomène, inexorable et inexplicable, ne laissait pas d’être inquiétant.
*


Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.

 

vendredi, 11 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (4/10)

En feuilleton, des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.

 

JARDIN D’ENFANTS

Après avoir quitté l’Éducation nationale, pour incompatibilité d’humeur avec les enfants, je cherchais un boulot pépère. Je crus l’avoir trouvé lorsqu’on me proposa ce poste de gardien au musée des beaux-arts. Rester assis sur un tabouret, porter un uniforme, observer le public (en concentrant mon attention sur les plus jolies femmes), attendre l’heure de la fermeture – ces multiples activités semblaient entrer dans mes compétences. On m’affecta à la surveillance d’une grande salle occupée par une seule œuvre d’art monumentale, installée dans le cadre de la biennale d’art contemporain. Sur le sol étaient répandus des jouets en plastique de couleurs vives, des bacs de sable, des ballons, des toboggans, des balançoires, disposés selon le caprice de l’artiste ; le titre de la composition figurait sur une plaque de plexiglas fixée au mur : JARDIN D’ENFANTS / KINDERGARTEN. « Vous êtes responsable de cette œuvre majeure ! », m’avertit le directeur du musée. Je ne voyais rien de majeur dans cet assemblage hasardeux d’un artiste prétentieux, tenant d’un art conceptuel commode qui le dispensait de faire ses preuves avec un crayon et un pinceau, mais j’étais prêt à accomplir avec conscience le travail pour lequel on me payait. Très vite, il m’apparut que j’en avais sous-estimé les difficultés. Les enfants et les groupes scolaires, nombreux à visiter le musée, étaient irrésistiblement attirés par les jeux et les jouets sur lesquels ils se précipitaient, et je devais me battre toute la journée pour les empêcher de s’en emparer. J’avais horreur de cette œuvre, comme j’ai toujours eu horreur des enfants, et j’étais chargé de protéger l’une contre les assauts des autres. Moi qui avais quitté l’enseignement pour ne plus avoir à faire la discipline, j’étais réduit au rôle de garde-chiourme ! À l’origine, la composition artistique ne devait rester exposée que le temps de la biennale, soit quatre mois, mais le musée envisageait maintenant d’en faire l’acquisition, et je craignais d’avoir à la surveiller jusqu’au jour encore lointain de ma retraite.

*

 

LE FIL D’ARIANE

Quittant son domicile de grand matin pour aller au travail, rentrant très tard le soir, elle n’empruntait jamais le même chemin à l’aller et au retour, pour ne pas rembobiner sa journée.

*


UN RACCOURCI

La rue du souvenir, qu’il empruntait tous les jours pour se rendre à la gare, avait changé de nom – presque subrepticement – pendant les vacances d’été : elle s’appelait maintenant rue du repentir. Les services municipaux avaient remplacé la vieille plaque bleue émaillée, légèrement bombée, par une plaque plate, ocre et mate. Depuis la rentrée, il effectuait de longs détours afin d’éviter cette voie, partant de chez lui un quart d’heure plus tôt pour ne pas rater son train.

*

 

 

Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.

 

mardi, 08 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (3/10)

En feuilleton, des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.

 

L’AMANT DE THÉRÈSE

2012 fut l’année Rousseau en région Rhône-Alpes, à l’occasion du tricentenaire de la naissance du grand écrivain. J’avais été recruté, en contrat à durée déterminée de trois mois, par le comité organisateur des festivités. Ma mission exclusive était de rechercher – pour compléter une biographie détaillée – le premier amant de Thérèse Levasseur, un individu de sexe masculin qui, contrairement à Jean-Jacques, n’avait pas laissé de nom dans la littérature et la philosophie. On ne disposait d’aucun élément sur le passé amoureux de Thérèse, à l’exception de ce bref passage au Livre VII des Confessions : « Elle me fit, en pleurant, l’aveu d’une faute unique au sortir de l’enfance, fruit de son ignorance et de l’adresse d’un séducteur. » ; elle n’était donc pas vierge lors de sa rencontre avec Rousseau. Cette notation mise à part, aucune piste, aucun témoignage, aucune archive nous menant à ce prétendu séducteur. Je désespérais de trouver quelque chose. « Cherchez toujours ! » disait-on pour me rassurer. « Cela vous occupera jusqu’à la fin de votre contrat. »

*

 

FUMER TUE

J’avais arrêté de fumer juste avant le début de la guerre et dois peut-être à cette sage décision d’être encore en vie. L’armée nous avait mobilisés et envoyés sur la ligne de front. Dans la nuit noire, le soldat qui allumait une cigarette prenait un risque mortel ; le jeu pour les ennemis consistait à cribler de balles un cercle imaginaire autour du point d’incandescence. Ceux qui se tenaient trop près de l’imprudent pouvaient tomber aussi comme des fumeurs passifs.

*

 

L’AXE NORD-SUD

La frontière entre nos deux pays, âprement disputée au fil des siècles, ne posait pas que des problèmes de sécurité militaire : la véritable querelle était sémantique. Pour nous, elle s’appelait frontière du nord, évoquant les contrées froides septentrionales ; pour les habitants du pays voisin, situé plus haut sur la mappemonde, elle s’appelait frontière du sud, évoquant les contrées chaudes méridionales. Qui détenait la vérité ? Nos géographes respectifs en débattaient régulièrement, sans arriver à un accord, et trois conflits armés entre nos deux peuples n’avaient pu faire prévaloir l’une des interprétations. La dispute avait encore de beaux jours devant elle. Comme la frontière suivait exactement la ligne du quarante-cinquième parallèle, aucun observateur extérieur n’avait pu nous départager.

*

Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.

 

samedi, 05 mars 2016

Courts métrages, feuilleton (2/10)

En feuilleton, des extraits de mon recueil Courts métrages, paru en 2013 aux éditions Le Pont du Change.

 

LA DERNIÈRE AVENTURE DE SHERLOCK HOLMES

J’avais rarement vu mon ami Sherlock Holmes dans un tel état d’excitation. Il n’avait pas dormi de la nuit et tint à me faire part, dès mon réveil, de ses conclusions. « Élémentaire, mon cher Watson. L’auteur de tous ces crimes, qui nous ont occupés depuis tant d’années et ont passionné le public, n’est autre qu’un médecin d’origine écossaise, écrivain à ses heures, du nom d’Arthur Conan Doyle. Cet esprit machiavélique ne commet pas lui-même ses forfaits, il est le cerveau qui conçoit et conduit dans l’ombre toutes les affaires criminelles. Le professeur Moriarty, l’ennemi public numéro un, n’est que l’une de ses créatures. Il tire toutes les ficelles. Mais ce génie du mal, aussi habile que monstrueux, a commis l’erreur de laisser des écrits. Ce matin, dès que vous aurez fini votre petit déjeuner, nous apporterons les preuves à Scotland Yard. »

Encore une fois, j’étais fasciné par l’intelligence aigüe et le sens de la déduction de Sherlock Holmes. Mais je ne partageais pas son enthousiasme. Vu le nombre et la noirceur des crimes, Doyle serait condamné à la peine capitale. Et, quel que soit mon amour de la justice, je n’avais aucune envie de mourir avec lui.

*

 

LA GENÈSE

Le soir du sixième jour, le grand architecte a dû partir précipitamment, appelé par une urgence sur une autre construction, très loin d’ici. Depuis, nous sommes sans nouvelles. En attendant qu’il revienne pour achever son travail, nous jouons dans le chantier abandonné au cœur du terrain vague, pendant tout un week-end qui n’en finit pas.

*

 

LA BOUTIQUE DE MARKUS

Markus tenait une bouquinerie dans le quartier des Terreaux, au pied des pentes de la Croix-Rousse. Les jours de pluie, on s’y réfugiait et, debout devant les bacs surchargés, on feuilletait les revues illustrées dans la lumière grise. Les bruits de la rue nous parvenaient feutrés et mouillés ; on restait longtemps, perdant la conscience du temps, à écouter Markus. C’était un savant dans son domaine : il nous expliquait la provenance et l’histoire de chaque parution, des comics à la science-fiction, du polar à l’heroic fantasy. Il ressemblait à l’un de ces vieux sages que l’on rencontre au cœur d’une forêt enchantée, dans les littératures de l’imaginaire. Personne ne connaissait son vrai nom, car depuis aussi longtemps qu’on s’en souvienne, il s’était toujours fait appeler Markus, et aucun autre pseudonyme n’aurait pu correspondre plus parfaitement au personnage. Son nom d’origine avait dû se perdre dans les sables mouvants du temps, et il n’était pas sûr que l’administration en ait conservé la trace.

*

 

Le recueil Courts métrages est disponible aux éditions Le Pont du Change.

 


Une illustration de Dominique Laronde pour "La dernière aventure de Sherlock Holmes"

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