samedi, 25 juin 2005
La Bresse dans les pédales
Dans une collection de petits polars pas chers tenant dans une poche revolver, Roland Fuentès (dont on a récemment apprécié La double mémoire de David Hoog, chez A contrario) signe La Bresse dans les pédales, défi d’un polar situé parmi les villages réputés paisibles et sans histoire de l’Ain.
Comme dans les précédents livres de Fuentès, le fantastique prend ses aises, avec ici une alliée objective de choix, la nuit, « zone obscure et floue », tout le récit se passant dans l’obscurité, et n’étant qu’une traversée à vélo de la nuit. Les yeux ne voient plus que vagues formes et lumières et le noir à la « consistance plus épaisse que de la gomme », les oreilles prennent le relais et les bruits se font surdimensionnés, l’imagination bat la campagne. On n’est pas étonné dans ce contexte de voir apparaître la Mort, devant une clôture, ou sur une branche.
Si le héros est le narrateur (un vieux garçon un peu demeuré et pénible, se vengeant de sa frustration d’existence de vendeur dans un supermarché par d’intensives courses cyclistes dans la nuit), l’héroïne est sans conteste une bicyclette de 1936, fidèle coursier de ce chevalier loufoque et solitaire. Elle traverse le récit, le conduit, le tire dans le noir, de gauche et de droite, bifurque, effectue des tours sur elle-même, des volte-face. Les jambes actionnent sans fin et sans repos les pédales, et en même temps le moteur de la fiction. Le narrateur vélocipédiste a pris soin de revêtir à la première page un tee-shirt blanc, image évidente de la page blanche, que les traces de sang de plusieurs crimes vont venir maculer, traces de l’histoire et preuves d’une possible culpabilité.
Dans un style parlé réussi, travaillé et littéraire, avec un sens de la fantaisie et de l'humour, Fuentès nous mène dans son monde où le réel n’est plus qu’un prétexte. « Vous êtes entré dans la fiction jusqu’au nombril, et vous ne demandez qu’à y plonger aussi la tête. » dit le narrateur au commissaire.
Jusqu’à la fin, le doute est entretenu : ce récit, confession au commissariat, est-il une relation du réel (ce réel est-il lui-même une suite de crimes ou une machination orchestrée par ses collègues de travail ?), est-il une invention ? Tout n'est peut-être que pure fiction, en définitive. « Serait-il possible que moi qui vous parle, moi qui ai pris la parole dans les pages de ce livre, je n’existe pas ? Serait-il possible que vous-même, qui me lisez, ne soyez pas commissaire ? »
Roland Fuentès se révèle aussi un dessinateur de talent. Ses illustrations « à couteaux tirés » (dont deux sont ici reproduites) ponctuent l’histoire, en renforcent l'absurde et l'humour.
La Bresse dans les pédales, de Roland Fuentès
Collection Petite Nuit, Nykta éditeur, 5 €
www.editions-nykta.com
14:02 Publié dans Lectures | Lien permanent
mardi, 31 mai 2005
Houellebecq hors-série
Hors-Série HOUELLEBECQ
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DVD EXCLUSIF
En avant-première de la parution de son nouveau roman, La Possibilité d’une île le 1er septembre, Les Inrockuptibles publient un hors-série exceptionnel sur Michel Houellebecq accompagné d’un DVD exclusif avec 1 h 40 d’entretien réalisé en avril 2005 ainsi que son film érotique : La Rivière.
Au programme de ce hors-série de 100 pages :
> La place de Houellebecq dans la littérature en France en 2005
> L’ « abécédaire Houellebecq » ou le lexique de son univers.
> Houellebecq vu par ses différents éditeurs
> Houllebecq vu de l’étranger : témoignage de Julian Barnes
> Houellebecq et le cinéma
> L’intégrale des interviews parues dans Les Inrockuptibles
> Les chroniques de Houellebecq écrites pour Les Inrockuptibles à la fin des années 90.
> Reportage sur l’adaptation de Plateforme à l’ICA de Londres, fin 2004
> Bibliographie complète et portfolio inédit réalisé par Houellebecq lui-même.
+ DVD EXCLUSIF :
> Interview vidéo exclusive d’1 H 40 réalisée en avril 2005 sur ses terres en Espagne : retour sur l’ensemble de sa vie et de son œuvre à travers 10 chapitres correspondant aux 10 livres-clés de sa carrière.
> Court-métrage érotique de 16 minutes, réalisé par Michel Houellebecq en 2002 : La Rivière.
En kiosque (12 €)
En partenariat avec I Télé et France Culture
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Un bel objet, assurément, de quoi ravir les fans de Houellebecq. Belle mise en page, superbes photos, iconographie, interviews intéressantes (notamment celles de ses éditeurs Bulteau, Nadeau, Sorin), repères chronologiques, quelques articles de fond. Un DVD propose un long entretien avec l’auteur, réalisé en Espagne, qui revient sur chacun des livres publiés.
Et pourtant, la déception s’installe et perdure devant un certain manque de consistance, la plupart des articles reproduits ont déjà été publiés dans Les Inrocks, critiques de livres ou contributions de MH au magazine.
De l'entretien de 100 minutes, entrecoupé de silence, d'hésitations, (dans lequel Houellebecq reste conforme à l'image qu'il a créée ou qu'il a laissé créer, habillé en Deschien, fumant cigarette sur cigarette sur cigare placés entre l'index et l'annulaire, air gêné, "médiatique en étant anti-médiatique", comme le souligne Julian Barnes), on apprend peu de choses : sa foi en la science, qui fait avancer la Vérité ; sa certitude de la fin inéluctable des religions, qu'il considère comme "triste", l'homme ayant troqué son espoir en une vie éternelle pour un désespoir du néant ; son refus d'être taxé de réactionnaire, car il croit en l'irréversibilité des choses et ne se pose pas la question de savoir si c'était mieux avant, tandis que le réactionnaire veut un retour vers un âge d'or.
La question reste entière : comment et surtout pourquoi Michel Houellebecq est-il devenu l'auteur français le plus reconnu, le plus traduit dans le monde ? Que l'auteur lui-même n'ait pas toutes les clés, rien de plus normal, la création devant se faire largement en aveugle, au revers d'une certaine opacité de la pensée - mais il manque encore (à ma faible connaissance) et malgré un texte intéressant de ce hors-série signé Marc Weitzmann, des études et des critiques puissantes de ce phénomène unique, que l'on ne peut réduire - comme le font certains lecteurs rapides - à la seule dimension sociologique. Que Houellebecq soit le meilleur observateur de l'homme moyen de son temps ne suffit pas à expliquer la dimension de son œuvre et sa résonance auprès de ses lecteurs. J. G. Ballard nous dit à quel point il a été impressionné par Les Particules élémentaires : « Je pense que c’est le principal, chez Houellebecq, ce qui explique qu’il est un vrai original : vous vous souvenez de ce qu’il écrit. Il mord profondément, et il ne lâche pas prise. La plupart des écrivains, malheureusement, sont complètement oubliables. Vous oubliez ce qu’ils racontent au moment même où vous les lisez. Houellebecq apporte des nouvelles, alors vous vous asseyez, et vous faites attention. »
L’un des plus grands cinéastes français, Maurice Pialat, avait d’ailleurs mesuré l’importance de cette œuvre. Ayant d’abord songé à adapter Extension du domaine de la lutte (les droits étaient malheureusement déjà vendus), il avait ensuite prévu d’adapter Les Particules élémentaires, mais la maladie l’empêcha de réaliser ce projet.
20:55 Publié dans Lectures | Lien permanent
dimanche, 24 avril 2005
Le blog du Journal de la Culture
Alors qu'a paru le numéro 13 du Journal de la Culture au moment du Salon du livre de Paris, et que se profile un prochain numéro à paraître le 25 mai, Joseph Vebret, décidément et heureusement infatigable, met en ligne le blog du Journal de la Culture. L'occasion de retrouver les chroniqueurs de cette revue, et, progressivement, toute son actualité (sommaires, bio des contributeurs, liens vers leurs sites…), mais aussi mise en ligne des archives de la revue (dossiers, textes, critiques de livres…).
L'originalité du Journal de la Culture, dans la sphère de la presse littéraire, est incontestablement son ouverture, sa diversité, sa volonté de proposer des articles de fond, sans jamais tomber dans la mode ou la pensée officielle :
"Avec la mise en ligne de ce blog, Le journal de la Culture poursuit donc son voyage au pays des mots, des sons et des images, fidèle aux objectifs que nous nous étions fixés lors de la relance du titre par le groupe de presse Entreprendre-Robert Lafont : réaliser une revue qui reste éloignée des mouvements de mode, des tendances, des écoles, des factions, des cercles, des réseaux et au-delà, des stratégies politiques, industrielles ou commerciales qui ne concourent qu'à scléroser les artistes et assombrir l'horizon de la création ; proposer un journal qui ait pour seule ambition de donner à lire, à voir et à entendre en allant à la découverte – ou à la redécouverte –, sans a priori ni parti pris, de la culture dans toutes ses composantes ; un espace qui soit un lieu de passages et de convergences, à l'intersection de l'émotion et de la passion, des talents et du plaisir ; un lieu où les « anciens » côtoient les « modernes », sans querelle ni acrimonie ; un journal qui raconterait la culture sous l'angle de ses acteurs et de leurs productions, tout en restant ancré dans l'actualité du secteur. Une revue donc, éclectique, passionnée, ouverte à toutes les tendances, révélatrice de sensations et qui ne peut qu'être nécessairement subjective dans ses choix et ses approches éditoriales, l’exhaustivité n'étant ni possible ni souhaitable."
Revue bimestrielle, 160 pages
Diffusée en kiosques, 14,95 €
20:05 Publié dans Lectures | Lien permanent
lundi, 04 avril 2005
Pour Thomas Bernhard
Oui, de Thomas Bernhard, l'un des livres les plus forts que j'ai lus. Avec Extinction, et les éléments de l'autobiographie, L'Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant. Pour ceux que ce style dérouterait d'abord, ce ressassement en boucle légèrement ouverte qui conduit infailliblement du sombre à la lumière, de la détestation à l'acceptation, je conseille de commencer par Le neveu de Wittgenstein, plus facile d'accès.
Au-delà de l’immense admiration que je voue à l’œuvre de Thomas Bernhard (son originalité créatrice, son intelligence critique), la lecture de cet auteur m’a apporté une libération de ma pratique d’écrivain. Une tradition scolaire et universitaire française, une certaine image du bon goût et du bien écrire avaient fini par me convaincre qu’il ne fallait pas user de deux procédés en littérature qui sont contraires à la finesse et à la nuance : la répétition de mots et le soulignement de mots (qui se traduit à l'imprimé par des mots ou passages en italiques). Or, je vis ces procédés à l’œuvre chez Thomas Bernhard, d’une manière constante, quasi industrielle et hautement créatrice, procédés qui correspondaient naturellement à mes envies d’écrivain mais que j’avais censurés durant des décennies. Grâce à lui, j'ai pu enfin les utiliser sans complexe et en faire mon profit.
20:50 Publié dans Lectures | Lien permanent
mercredi, 09 mars 2005
La double mémoire de David Hoog
Après un premier article sur le recueil de nouvelles "Douze mètres cubes de littérature", je reproduis un article sur un autre livre de Roland Fuentès - chronique précedemment parue dans la revue Europe n° 907-908
Roland FUENTES, La double mémoire de David Hoog, A contrario, 14 €.
Après quelques recueils de nouvelles confidentiels et une belle reconnaissance par le prix Prométhée de la Nouvelle (« Douze mètres cubes de littérature », paru aux éditions du Rocher), Roland Fuentès livre un nouvel ouvrage, un court roman, chez A contrario, éditeur littéraire qui vient de démarrer ses activités en Saône-et-Loire.
Un livre qui nous séduit d’emblée par son inspiration fantastique (il se place dès la citation en exergue sous le signe de Kafka) et son style littéraire sans concession aux maux de l’époque, la facilité et la vulgarité. L’écriture est dense, recherchée sans être précieuse, comme une politesse que l’on rend au lecteur.
Au cours d’une plongée dans les calanques de Marseille, David Hoog a repêché une boîte contenant un message qui lui est destiné. Par ce message, un autre être récemment décédé, un certain Wolf, activiste d’extrême-droite, tente de revivre dans et par Hoog en prenant possession de son esprit. Une jeune fille mystérieuse, Jeanne (dans laquelle s’est réincarnée la compagne morte de Wolf) participe à cette entreprise dévastatrice en le nourrissant de lectures xénophobes. Elle tisse une toile patiente, Hoog perdant progressivement sa mémoire originelle au profit d’une autre, étrangère. Mais son ami d’enfance Bobo, un africain, l’aide à lutter contre cette emprise et à rester fidèle à ses souvenirs.
L’histoire est une sorte de Horla moderne, le héros étant gagné par un autre qui veut prendre sa place. Hoog est pris entre deux passés, deux rêves dont l’un se révèle cauchemar. Mais ce Horla contemporain connaît une fin heureuse, le bien l’emportant au terme d’une lutte très manichéenne (la pitié contre la haine).
On l’avait constaté dans les nouvelles composant le précédent recueil « Douze mètres cubes de littérature » : la psychologie intéresse peu Roland Fuentes, et si l’on privilégiait cette lecture, les caractères (la haine comme seul sentiment du militant extrémiste, la générosité caractérisant l’immigré, etc.) apparaîtraient simplistes. Ce livre est plutôt la chronique des combats pouvant se livrer dans un esprit, et la métaphore de la mer et du plongeur, très présente, n’est pas fortuite. David Hoog découvre lors d’une plongée la boîte contenant le message fatidique par lequel Wolf prend possession de son âme ; à la fin du roman, pour parachever sa victoire sur lui-même, il retournera sous les eaux afin de replacer la boîte où il l’avait prise ; mieux, il la fera glisser dans une fosse sous-marine d’où nul ne pourra plus l’extraire, comme dans les profondeurs les plus secrètes de l’inconscient.
Les descriptions sont particulièrement originales chez Fuentès, car elles ne s’attachent pas au contour objectif des choses ni à leur relevé topographique. L’action se passant à Marseille et dans sa région, tout est dominé par la lumière, le soleil et la mer qui deviennent des composantes du livre. Ce ne sont pas les lignes et les courbes des objets qui se précisent, mais les taches de couleur, les éblouissements de lumière. « Le soleil coule sur la vitre. Du jour fondu se répand dans la pièce. » Ce ne sont pas des paroles distinctes qui se détachent, mais des bruits, des sons, des échos. « Les mots s’évaporent par le toit, le vent les livre en pâture aux oiseaux. » Les corps subissent les variations du vent, de la chaleur ou de l’eau glacée. L’écrivain est un appareil enregistreur des sens, un kaléidoscope de sensations, comme s’il était au centre d’un monde plus global que le simple monde articulé.
Par ce bref roman poétique et maîtrisé, Fuentès confirme ses dons et occupe désormais une place originale et bien affirmée dans le domaine du fantastique littéraire.
20:40 Publié dans Lectures | Lien permanent
jeudi, 27 janvier 2005
Le nouveau Journal de la Culture (n° 12)
Nouveau, le Journal de la Culture ? Pas vraiment, car il compte déjà 12 numéros. Nouvelle formule, assurément, depuis le n° 11, puisque le journal mensuel s’est transformé en revue bimestrielle, gagnant en présentation, en densité.
La véritable nouveauté de cette revue littéraire et culturelle (la littérature occupant la place essentielle) tient dans la diversité, l’ouverture et la liberté de ton, affranchie de ces dogmes qui plombent la vie culturelle et réduisent nos horizons livresques. A l’heure où le politiquement correct se décline en littérairement correct, alors que les luttes sectaires de chapelles et de réseaux rabaissent la critique littéraire à un vaste trafic d’influences, il est réjouissant de découvrir un espace libre réunissant des sujets aussi différents que Jean Ferrat et Jean-Marie Rouart, des études sur Proust, Marguerite Duras et Beckett, des articles de controverse sur Nabe, un cahier critique consacré à des auteurs aussi divers que Sylvie Germain, Henri Thomas, Renaud Camus ou Alberto Bevilacqua. Sans oublier la note d’humour « Contrefaçons », toujours réussie, due à D.J Zukry et Raphaël Juldé.
La revue tient les promesses de la belle profession de foi affichée en quatrième de couverture : « Ni guide ni vade-mecum du prêt-à-penser, éclectique, passionné, ouvert à toutes les tendances, nécessairement subjectif dans ses choix et ses approches éditoriales, le JC a pour seule ambition de donner à lire, à voir et à entendre en allant à la découverte – ou à la redécouverte – sans a priori ni parti pris, de la culture dans toutes ses composantes. »
On trouve dans le Journal de la Culture, animé par Joseph Vebret, un respect fondamental pour la création, une curiosité sans exclusive ni limite, qualités qui surprennent, enchantent dans l’univers étroit et convenu des magazines littéraires.
09:55 Publié dans Lectures | Lien permanent
vendredi, 07 janvier 2005
Like a Rolling Stone
En contrepoint de mon amour de la littérature, ma passion pour les Rolling Stones, depuis plus de trente ans. Je reproduis cet article paru dans Europe, sur une biographie qui m’a inspiré un roman humoristique inédit.
Rolling Stones, une biographie, par François Bon (éditions Fayard)
Aucun roman n’approchera jamais la vie des Rolling Stones, la vie de chacun des membres du groupe mythique, et surtout celle des deux âmes fondatrices, le noyau noir, Mick Jagger et Keith Richards. Faiblesse de la fiction, qui n’aura jamais l’imagination et la puissance de l’Histoire, ou du réel qui s’emballe. Ils auront tout connu, des premières piaules sordides aux paradis pour milliardaires, en passant par la case prison. Cent vies dans une seule, une légende au quotidien, où se heurtent les fuseaux horaires, les cultures, les rencontres essentielles : cette folie, cette frénésie, l’excès revendiqué (sexe drogue et rock ’n roll) comme image de marque, fondent l’histoire des Stones.
Ecrire la biographie de ce groupe était un pari difficile, risqué. On ne dira jamais assez à quel point François Bon a effectué un travail admirable, et fou, maniaque, d’avoir rassemblé une telle documentation, confronté les versions et les sources, recherché la vérité ou la vraisemblance, pour reconstituer un réel plus fort que toute fiction, composer à la fin une ébouriffante saga, avec toutes ses composantes, ses rebondissements et ses drames, gloire, amitié, trahison, déchéance, fourmillant d’anecdotes, de détails, une suite ordonnée de détails révélant à la fin, comme un puzzle reconstitué, une figure et son sens. 650 grandes pages bourrées de mots, pas d’iconographie, rien que des mots, mais il fallait une telle démesure, pour épouser celle de l’aventure musicale et sociale du plus grand groupe de rock ’n roll du monde.
Portrait du Londres des années 60, vivant, grouillant, novateur, avant qu’il ne devienne la vitrine touristique de ce qu’il a été, portrait des pays que les Stones traversent et conquièrent, défilé de figures et de destins croisés, cet ouvrage de lucidité patiente et méthodique est rendu possible par le recul historique, le phénomène aujourd’hui presque refroidi, bien que vivant encore ses prolongements répétés, les soubresauts de son cirque et de sa machine à dollars.
A quoi tient le succès des Stones ? La question est plus fondamentale qu’il n’y paraît. Un son original, fort et lourd, une présence scénique, un goût étudié pour le scandale. Et l’art de se renouveler dans la continuité pour durer. Mais cela ne suffit pas à forger une légende. Par la notation patiente de tous les faits, par le croisement de leurs fils, Bon démonte les arcanes d’une réussite, nous la décrypte : en plus de l’idée fixe et de la volonté sans faille des acteurs principaux, en plus du travail obstiné, il faut un singulier entrecroisement de hasards, de rencontres, de chances pour que les choses soudain « prennent », il faut se trouver aussi à un moment historique, dans le sens du mouvement des choses qui vont basculer, à l’endroit voulu, au moment voulu, et devenir le symbole de ce mouvement. L’extraordinaire succès des Stones n’est pas lié à la valeur individuelle de ses membres, chacun n’étant pas le meilleur de sa catégorie, c’est l’alchimie de leur groupe qui fait la différence et la supériorité radicale. Le rôle du collectif est affirmé dans la lente construction de la réussite : loin de l’image d’un écrivain qui œuvre dans la solitude, sans conseil ni témoin, les musiciens rock créent ensemble, progressent ensemble, se corrigent l’un l’autre, bénéficient des conseils et des critiques de tout un environnement : manager, producteur, arrangeur, techniciens du son, autres musiciens professionnels... Mais le phénomène exceptionnel de ce groupe, son occupation du temps (40 ans) et de l’espace mondial ne s’expliquent pas seulement par la valeur collective de ses cinq membres et de tout leur staff, même si l’on se rapproche ainsi de la vérité ; le succès des Stones, jouant sur la crête avancée de la vague qui les emporte et les dépasse, tient à un mouvement de foule, une hystérie collective, une mutation sociale qu’ils ont su pressentir, capter, incarner et précipiter.
Des scènes très dures, sans pitié, traversent et composent leurs vies. Théâtre de la cruauté, leur route, jonchée de laissés pour compte et de cadavres, se poursuit selon une sélection impitoyable, on ne s’encombre pas des amitiés, des amours, on emprunte toujours la voie la plus profitable sur le moment, quitte à renier, à abandonner, à trahir ceux qui vous avaient amené jusqu’ici, à jeter ceux qui vous ont servis et propulsés mais qui deviendraient des poids pour l’étape ultérieure. Les Stones eux-mêmes sont victimes de cette cruauté, sans considération pour leur statut d’idoles : l’héroïne et l’alcool qui les détruisent, la rapacité des producteurs qui les exploitent et détournent plus de la moitié de leurs bénéfices.
Musicien à ses heures, véritable amateur de musique (et la précision technique de son vocabulaire l’atteste, sa connaissance amoureuse des instruments et de la manière d’en jouer), François Bon a un immense respect pour le batteur Charlie Watts, une admiration pour Keith Richards, et il analyse très bien la spécificité du son des Stones, ce qui fait leur marque de fabrique : « Les guitares assurent la charpente du rythme, et la batterie chante sur la hachure des cordes, au lieu du contraire habituel, d’instruments qui se basent sur la cadence du batteur. » ; s’il rend compte ainsi de l’originalité musicale qui est l’une des composantes de leur succès, il n’insiste pas assez sur l’importance de Mick Jagger. Le chanteur n’est pas qu’une voix, c’est une manière de chanter, de danser, de paraître, et tout le visuel du groupe. Le spectacle, le sexuel et le scandale. Car sans Jagger, son intelligence intuitive qui tient aussi de la rouerie, son génie de l’air du temps, les Stones seraient devenus un grand groupe musical, mais un moindre phénomène.
On découvre dans cette somme considérable de puissantes perspectives historiques, l’analyse de mutations plus importantes par leur caractère de masse que les actions des chefs d’Etats : la libéralisation des mœurs, la révolution de la jeunesse (ce réveil qui se manifestera quelques années plus tard par Mai 68 en France), le déclin de la langue française, et donc de la culture française, par le formidable écho qu’ont rencontré les Beatles, les Stones et d’autres groupes anglais : ils ont durablement modifié l’équilibre mondial des langues, et assis la prééminence de l’anglais. La force d’une langue (et de la puissance linguistique dépend largement la puissance économique) tient surtout à ses artistes.
Une seule réserve : pourquoi cette écriture lourde (aggravée par les très nombreuses coquilles de cette première édition), d’une syntaxe contrariée, pourquoi se forcer à écrire relâché (un comble) ? Pour sacrifier à quelle mode ou se mettre à quel niveau Bon veut-il faire oublier qu’il est un écrivain ? Ou peut-être veut-il trop le prouver en cherchant un style rugueux qui épouse le sujet (l’équivalent du son des Stones ? un ton rock ?), ne créant finalement que des difficultés de lecture.
On passera sur cette réserve pour ne retenir que le roman fabuleux d’une époque, et quand cette époque a été celle de son adolescence, on s’approprie ce livre où, lisant l’histoire des années 60 et 70, et redécouvrant les galettes noires de vinyle qui sont nos petites madeleines de Proust, on se retrouve si loin de Londres ou du monde, dans un coin isolé de sa province, au temps de sa jeunesse, écoutant sur un pick-up Brown Sugar ou Jumpin’ Jack Flash pour rythmer ses rêves.
Paru dans Europe n° 883-884 (novembre-décembre 2002)
06:27 Publié dans Lectures | Lien permanent