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samedi, 27 janvier 2007

Agir ou ne pas agir

« Les personnes qui n'agissent jamais veulent croire que l'on pourrait choisir en toute liberté l'excellence de ceux qui viendront figurer dans un combat, de même que le lieu et l'heure où l'on porterait un coup imparable et définitif. Mais non : avec ce que l'on a sous la main, et selon les quelques positions effectivement attaquables, on se jette sur l'une ou l'autre dès que l'on aperçoit un moment favorable ; sinon, on disparaît sans avoir rien fait. »

 

Guy Debord



podcast

 

09:10 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Littérature, Culture

samedi, 02 décembre 2006

Le magazine des Livres

medium_Couv_MDL1.gifDécouvrant dans les kiosques le premier numéro du Magazine des Livres, j'ai eu la surprise d'y retrouver une foule de connaissances : certains des collaborateurs de La Presse littéraire entraînés par le capitaine Joseph Vebret : Anthony Dufraisse, Marc Alpozzo, Claire Fercak, Eli Flory, Hubert de Champris..., équipe complétée par Frédéric Vignale, Frédéric Ploton...

A la différence de La presse littéraire, Le magazine des livres (publié par le même groupe de presse Robert Lafont) se veut davantage « grand public », privilégie les enquêtes et les interviews. Toute initiative en faveur du livre et de la lecture est à saluer et encourager, ce que je fais bien volontiers, même s'il est encore trop tôt pour juger cette formule sur son numéro un, qui m'apparaît parfois un peu consensuel et superficiel. A noter une enquête assez lucide de Frédéric Ploton, « Deux millions d'écrivains... et vous ? », qui décrit bien la situation sans issue des deux millions de Français qui écrivent et aspireraient à la publication de leur chef-d'oeuvre. L'envoi du manuscrit par la poste se solde presque toujours par un échec : « Environ 0,1 % seulement des manuscrits envoyés par courrier finiront sous les rotatives de l'imprimeur. Plus de 99 % des ouvrages publiés proviennent de cette source souterraine, pour ne pas dire occulte : le réseau. »


Le magazine des livres, bimestriel, 5, 90 €. Site internet : http://www.magazinedeslivres.com/

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jeudi, 21 septembre 2006

Le Pal, de Léon Bloy

(Cet article est paru dans La presse Littéraire n° 6) 

 

Le journalisme, voilà l’ennemi !

medium_lepal.jpgLes éditions Obsidiane ont republié en 2002, dans un singulier recueil tiré à 800 exemplaires, les 5 numéros parus du Pal, journal hebdomadaire pamphlétaire rédigé durant l’année 1885 par le seul Léon Bloy, financé sur ses propres deniers et échec commercial (le 5e numéro, écrit et composé, ne paraîtra pas.)
Armé de ses convictions et de sa foi, sans retenue ni prudence, dans le même style éblouissant que l’on aime dans ses œuvres (et Le Pal est une œuvre de création), Léon Bloy nous régale d’un jeu de massacre, règle ses comptes avec ses contemporains dont il fustige la tiédeur, la veulerie et les travers, sans épargner personne, homme de pouvoir ou homme du peuple.
La situation politique et morale de 1885 ressemble par bien des traits à celle d’aujourd’hui, comme si 120 ans après, la même décadence, la même déliquescence, et surtout la même médiocrité régnaient sur la France. A la médiocrité des hommes politiques qui ont suivi Napoléon (« Napoléon subsiste dans la mémoire humaine, tout en haut du siècle, et cela fait une sacrée sensation de contempler au-dessous de lui les affreux bonshommes qui gouvernent aujourd’hui la France. »), répond celle des hommes de tout bord qui ont succédé à de Gaulle. « Quant à l’autre qui contamine l’Elysée, n’en parlons pas. C’est déjà trop d’y penser. » L’irrespect dénoncé par Bloy semble être devenu la norme (« On ne pourrit pas assez tôt l’enfance, on n’assomme pas assez de pauvres, on ne se sert pas encore assez du visage paternel comme d’un crachoir ou d’un décrottoir. Mais le régime actuel va nous donner toutes ces choses qu’on entend déjà galoper vers nous. »), et les mêmes égoïsmes tiennent le haut du pavé. Bloy décrit une société solidaire dans la bassesse et l’abjection, dans la « salauderie morale », dans le rejet du sublime, qu’il soit de la foi ou de la culture, depuis les représentants politiques, lâches et corrompus, les bourgeois et les propriétaires terriens (« les possesseurs de la terre et les capitalistes, retranchés, barricadés dans la forteresse du plus immonde et du plus inexorable égoïsme »), le clergé (« le mur de soutènement du Clergé, masse étonnamment friable de médiocrité, de bassesse, de lâcheté ou d’infamie »), et jusqu’à ses frères catholiques qu’il vomit comme tièdes (« pseudo-catholiques dont l’unique fin terrestre est de jouir comme des pourceaux ») ; enfin, les arts prostitués ne valent guère mieux : « Enfin, dominant tout, flottant dans l’azur, claquant dans les vents, les torcheculatives oriflammes de la littérature contemporaine. »

L’une des causes (et des effets) de cette dégénérescence est à chercher dans le pouvoir de la presse, dont Le Pal constitue l’une des plus violentes dénonciations. Baudelaire l’avait déjà écrit : « Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût. » Bloy relève surtout, et c’est en cela sa formidable et cruelle actualité, sa vision prospective, le pouvoir sans limite et sans frein des journalistes, qui font l’opinion : « Le Directeur de journal est un monstrueux pouvoir tout moderne engendré de la basse Curiosité humaine et du Cynisme cupide de quelques ratés littéraires. » Les directeurs de journaux « sont réellement devenus aujourd’hui les arbitres de la planète. »
Si les lecteurs sont conscients de la médiocrité des journaux, ils ne peuvent pourtant s’affranchir de leur influence et de leur ascendant. Sans contrepouvoir, sans rien qui vienne enrayer son formidable développement, le journalisme se déploie comme un cancer et remplit tout l’espace : « Le Journalisme moderne que je prétends désigner assez de cette épithète lumineuse, a tellement pris toute la place, malgré l’étonnante petitesse de ses unités, que le plus grand homme du monde, s’il plaisait à la Providence de nous gratifier de cette denrée, ne trouverait plus même à s’accroupir dans le rentrant d’un angle obscur de ce lupanar universel des intelligences. » Ainsi dominateur, le journalisme accomplit son travail de sape, intoxiquant les esprits, notamment ceux des jeunes générations, détruit la culture et l’esprit au profit de la médiocrité et de la réclame. La pensée véritable n’a plus cours, n’a plus place, sauf à se prostituer, le combat est déjà perdu : « L’inutilité absolue de toute revendication pour la Pensée est désormais évidente jusqu’à l’éblouissement. » Pour collaborer aux journaux, il faut passer par « les argousins de la pensée », pitoyables agents de police, qui ramènent toute création à des dimensions médiocres, mais rentables. Ce que Bloy met bien en évidence, c’est l’alliance de la presse et du capitalisme, poussant à la consommation, et à la livraison de produits, jusque dans la littérature qui devient « industrielle », pratiquée par ceux qui ont su « pousser à la culture intensive du dividende ».

« J’ai longtemps cherché le moyen de me rendre insupportable à mes contemporains. » Ce qui surprend le lecteur moderne, avant toute incursion dans la pensée bloyenne, c’est le ton, à la fois une franchise sans concession (« Dire la vérité à tout le monde, sur toutes choses et quelles qu’en puissent être les conséquences. »), et une violence verbale, des portraits à charge qui vont jusqu’à l’invective, l’insulte (et malheureusement aussi, trait d’époque, au racisme anti-juif) qui seraient aujourd’hui inacceptables et inacceptés, les procès en diffamation pleuvraient et aucun media n’oserait prendre le risque de leur publication. Qu’on en juge par quelques amabilités que la verve et l’invention verbale, voire un génie comique, don propre au grand écrivain, transforment en gourmandise pour le lecteur :
« La face entièrement glabre, comme celle d’un Annamite ou d’un singe papion, est de la couleur d’un énorme fromage blanc, dans lequel on aurait longuement battu le solide excrément d’un travailleur. »
« Il lui pousserait des champignons bleus sur le visage que cela ne le rendrait pas plus épouvantable. Peut-être même qu’il y gagnerait… »
Autres temps, autres mœurs et autres relations. Ce jeu de massacre jouissif, cette « entreprise de démolition », cette volée de bois vert, ces atteintes qui ne craignent pas de s’attaquer aux personnes et à leur physique, sont désormais interdites. Les tièdes, qui gagnaient déjà en fait, ont depuis gagné en droit, instaurant leur tranquille dictature, interdisant sous peine de poursuites judiciaires à toute pensée incorrecte le moindre droit d’existence. Au pamphlet, au libelle, ont succédé l’assignation, le procès – voire la menace de procès qui joue le rôle de la dissuasion nucléaire - ; les avocats et les juges ont pris le pas sur les écrivains.

La préface de Patrick Kéchichian, confuse, n’apporte rien à l’ensemble, mais un journaliste, qui plus est employé au Monde, l’un de ces journaux qu’un nouveau Bloy ne manquerait pas d’éreinter, peut-il être à la fois juge du livre de Bloy et partie attaquée avec la dernière virulence ? Car, sous les noms de chroniqueurs aujourd’hui disparus, y compris des mémoires, sous les noms des journaux eux aussi disparus (à l’exception notable du Figaro), on retrouve une situation comparable à travers le temps, les mêmes pratiques, les mêmes combinaisons et lâchetés, les mêmes réseaux d’intérêt au service de médiocres.
Peut-on attaquer la presse par voie de presse ? s’étonne le préfacier, relevant « cette naïveté qui consiste à croire que l’on peut retourner l’arme de la presse contre elle-même ». Bloy, qui s’exprimerait peut-être de nos jours par la voie du blog, ce nouveau média qui reste pour l’instant (et pour combien de temps encore ?) un formidable espace de liberté, n’avait pas cette naïveté, mais il a profité d’un espace d’expression (qu’il s’est en fait payé, comme un luxe), d’une trouée, pour lancer ses flèches. Empoisonnées au curare de la vérité, elles continuent d’agacer ce corps encombrant et dominateur de la presse qui n’en finit plus de survivre sur l’insolente santé de sa gangrène. « Le Journalisme accomplit donc sa destinée sans que rien le déconcerte ni le trouble, semblable à toute vermine sourde et aveugle qu’aucune clameur terrestre ne peut détourner de son travail de destruction. »


Léon Bloy, Le Pal, éditions Obsidiane, 18 €

18:59 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : Littérature, Culture

vendredi, 25 août 2006

Le nouveau blog de Michel Houellebecq

« Avec une société qui entend interdire à ses membres l’usage du tabac et des drogues, qui impose à leur consommation d’alcool des limitations de plus en plus sévères, qui pousse l’incorrection jusqu’à intervenir dans leur vie sexuelle par des objurgations incessantes concernant l’emploi du préservatif, il est évident que plus aucun dialogue n’est possible. Cela fait des années déjà que je n’ai plus l’impression de vivre réellement en société, mais de m’être habitué à l’idée d’une survie en périphérie de zone hostile, rendue possible essentiellement par une limitation de la surface d’échanges. Les politiques de santé publique ont peu à peu rendu invivables les zones urbaines, inutilisables les moyens de transport collectif ; mais il subsiste encore de nombreuses zones rurales en Europe occidentale, souvent d’une grande beauté, où le contrôle policier reste limité, où les infrastructures (électricité, eau potable) restent bonnes, où l’importation autoritaire d’animaux dangereux (loups, ours) ne menace pas encore directement la survie humaine. »

Houellebecq est égal au meilleur de lui-même dans son nouveau blog, Mourir II. Il aborde, entre autres choses, le lynchage médiatique dont il a été victime lors de la sortie de La possibilité d’une île, l’adaptation de ses livres au cinéma, sa rencontre avec Maurice Pialat, et ses difficultés pour la réalisation du film qu’il voulait tourner : « Il semble aujourd’hui acquis que malgré les promesses formelles, tant écrites qu’orales, d’Arnaud Lagardère, le groupe Hachette ne participera pas au financement du film tiré de “La possibilité d’une île”. »


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jeudi, 16 février 2006

Perec, l'origine des textes

(cet article est paru dans La presse Littéraire n° 1)

 

medium_france2002-georgesperec-large.jpgL’un des plus grands écrivains français du 20e siècle ? Georges Perec, hélas ! serait-on tenté de dire, tant on ne peut se lasser d’admirer ses extraordinaires dons d’écriture (on aurait du mal à relever dans toute son œuvre une phrase faible, comme on peut en lire pourtant chez bien des génies, dont Flaubert), et se désoler en même temps que cette œuvre se soit enfermée dans la description du monde ramené à ses surfaces et ses collections d’objets, sans que jamais un souffle ne la traverse.

Ecrit après La vie mode d’emploi, et peu de temps avant sa mort, publié seulement dans le bulletin Hachette Informations n° 18 (1980) puis dans le Magazine littéraire n° 193 (mars 1983), Le Voyage d’Hiver surprend par son inspiration le connaisseur de Perec. C’est à la fois un éblouissant exercice de style et une nouvelle fantastique très réussie. L’argument est magnifique : un jeune professeur de lettres, Vincent Degraël, en visite chez des amis au Havre à la veille de la seconde guerre mondiale, découvre dans une bibliothèque l’œuvre d’un auteur inconnu, Le Voyage d’Hiver, de Hugo Vernier. Le lisant, il est surpris de la familiarité de certaines phrases rencontrées, jusqu’à ce qu’il comprenne que ce livre est composé largement d’emprunts à de nombreux auteurs du 19e siècle : Lautréamont, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Charles Cros, Germain Nouveau, Tristan Corbière, Banville, Verhaeren…, essentiellement des poètes, mais aussi certains prosateurs : Léon Bloy, Ernest Hello. Degraël croit d’abord avoir affaire à un plagiaire, avant de vérifier la date de parution du livre : 1864. Ce serait donc une « anthologie prémonitoire », puisque tous ces grands auteurs du 19e, qui ont publié les œuvres citées après cette date, auraient en fait puisé leur inspiration dans Vernier. Croyant avoir découvert l’un des plus grands secrets littéraires de tous les temps, dont la révélation fera scandale et sensation, Degraël se promet d’effectuer de plus amples recherches mais est mobilisé dès le lendemain. Il ne reviendra qu’en 1945 en France, mais alors tous les exemplaires restants du Voyage d’Hiver auront disparu, la bibliothèque de ses amis bombardée, l’exemplaire du dépôt légal de la Bibliothèque Nationale évanoui après un envoi au relieur, les actes d’état civil de Vernier détruits aussi dans des bombardements - et le professeur sera dans l’impossibilité, malgré les recherches de toute une vie, de prouver sa thèse. On retrouve après sa mort un cahier relié intitulé Le Voyage d’Hiver, les 8 premières pages retracent l’histoire de ces recherches, les 392 autres sont blanches.

Le goût de la contrainte, qui fut dans toute l’œuvre de Perec sa géniale originalité, sa force et sa limite, se retrouve dans l’exploitation des initiales VH qui créent les noms propres ou d’œuvres : le Voyage d’Hiver, Vincent Degraël, Hugo Vernier, Hervé frères, et jusqu’aux villes : Le Havre, Verrières, Vimy, Verviers, Honfleur, Valenciennes.

Beau et parfait objet littéraire, cette très courte nouvelle se limite et s’arrête à l’énoncé d’un mystère ; elle n’ajoute rien, n’exploite rien. On imagine ce qui aurait pu être tiré de semblable argument. Mais Perec n’a rien d’un auteur fantastique, et ne veut pas se laisser entraîner. Et pourtant, quel est cet être qui disparaît aussi mystérieusement qu’il est apparu, sans laisser aucune trace, ni de son œuvre ni de son existence terrestre ? Quel est ce livre révélé à un seul, comme une grâce ? Quelle est cette parole, antérieure et originelle, à laquelle viennent puiser les futurs génies ? Perec ne traite-t-il pas négligemment, ou sans s’en apercevoir, ou sans vouloir le reconnaître, d’un au-delà, d’un en deçà de la parole ? Perec aurait fui cette interprétation d’ordre poétique ou religieux, mais qui est pourtant la seule qui tienne : car comment pourrait-on soutenir que Rimbaud, Mallarmé, Bloy, etc. aient pu concevoir et développer leur œuvre à partir d’une seule phrase relevée dans un ouvrage ? L’hypothèse, si elle est séduisante, est absurde.

A l’opposé de toute littérature fantastique, l’œuvre générale de Perec se borne à la réalité qu’elle tente d’épuiser par des relevés de géomètre, des énumérations, des classifications, des descriptions plates et techniques comme des notices pharmaceutiques, auprès desquelles les descriptions de Balzac apparaissent comme des modèles de lyrisme. Un peu de « l’art poétique » de Perec peut être déduit de ces formules extraites de « Espèces d’espaces » : « Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. » ; « Ne pas dire, ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet, même si ça a l’air grotesque, ou futile, ou stupide. »

Ainsi, La Vie mode d’emploi, prouesse d’écriture et de composition, est une entreprise fascinante, impressionnante, mais pour peu qu’on la compare à un autre énorme texte écrit lui aussi en plus de sept ans, Ulysse, de Joyce, on voit à quel point le roman de Perec, somme de choses croisées, n’a aucune consistance face à un texte universel qui en une seule journée à Dublin, nous restitue l’ensemble de la vie humaine, cette vie (malgré son titre trompeur !) si absente du roman pluriel de Perec, plein de personnages auxquels on ne s’intéresse pas, plein d’histoires auxquelles on n’adhère pas, sans doute par la faute d’un recours trop systématique au pastiche.

Le Voyage d’Hiver ne nous entraînera donc pas au-delà d’une magnifique idée. Rien n’est révélé, tout est posé. Le monde vécu et décrit par Perec est souvent désespérant, car il n’a pas de sens, on l’occupe par un projet arbitraire (tous les projets donc se valent), que l’on suivra avec un soin minutieux, maniaque, exhaustif dans le minuscule. Rien ne le précise mieux que cette citation de La Vie mode d’emploi : « face à l’inextricable incohérence du monde, il s’agira alors d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.

Bartlebooth, en d’autres termes, décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d’un projet unique dont la nécessité arbitraire n’aurait d’autre fin qu’elle-même. »

 

Georges Perec, Le Voyage d’Hiver, Le Seuil, la librairie du XXe siècle, 5 €.

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dimanche, 18 décembre 2005

Houellebecq, par Demonpion

Une enquête biaisée

(article paru dans Le Journal de la Culture n° 17)

 

Dans sa biographie « non autorisée », Denis Demonpion, journaliste au Point, mène l’enquête sur Michel Houellebecq, ce phénomène des médias ; il éprouve une réelle admiration pour l’œuvre, ce qui ne l’empêche pas de garder une distance critique envers le « personnage » et d’estimer que, sous ses airs gauches et indolents, l’homme est un calculateur très habile, « un orfèvre en manipulation, un maître en dissimulation ». La dernière phrase du livre résume sa thèse : « De manière pesée, appliquée, méthodique, Michel Houellebecq construit sa vie comme un roman, et il en use magistralement. »

Mais les deux preuves apportées par le biographe, ces petits arrangements avec l’état civil, à savoir l’utilisation d’un pseudonyme et le rajeunissement de deux ans, ne sont pas très convaincantes.

D’abord, le pseudonyme. Nombre d’auteurs ont recours à un pseudonyme, sans qu’on en tire de conclusion aussi radicale. L’emprunt de « Houellebecq » peut être vu comme un hommage rendu à sa grand-mère paternelle Henriette, qui l’a élevé et a été la seule à lui donner de l’amour, ainsi qu’une façon de rejeter une existence malheureuse vécue sous le nom de Thomas.

Quant à la falsification supposée de l’année de naissance, jeu d’écriture que Houellebecq aurait selon Demonpion transposé avec malignité dans la différence d’âge des deux héros des Particules élémentaires (l’aîné Bruno né en 1956, Michel le cadet en 1958), Houellebecq s’en explique dans le journal « Mourir » qu’il a mis en ligne sur internet (www.michelhouellebecq.com) :

« Je suis né en 1956 ou en 1958, je ne sais pas. Plus probablement en 1958. Ma mère m’a toujours raconté qu’elle avait trafiqué l’acte de naissance pour me permettre de rentrer à l’école à quatre ans au lieu de six – je suppose qu’il n’y avait pas de maternelle à l’époque. Elle s’était persuadée que j’étais un surdoué – parce qu’à l’âge de trois ans, paraît-il, j’avais appris à lire tout seul, avec des cubes, et qu’un soir en rentrant elle m’avait retrouvé, à sa grande surprise, lisant tranquillement le journal.

Qu’elle ait eu le pouvoir de le faire, ça ne fait aucun doute : les actes d’état civil étaient manuscrits et approximatifs, et elle faisait vraiment partie des notables à l’époque à La Réunion, elle y avait des relations puissantes. »

Cette biographie bien enlevée, d’une écriture alerte, contient, à défaut de révélations fracassantes, bien des éléments intéressants sur le parcours de Houellebecq : ses études d’ingénieur agronome, titre qu’il partage avec Alain Robbe-Grillet ; son passage à l’école Louis-Lumière où il a appris les techniques du cinéma (ce qui laisse présager qu’il n’abordera pas en naïf absolu la réalisation de son prochain film) ; sa relation privilégiée avec Michel Bulteau, son véritable découvreur ; le rôle moteur de Raphaël Sorin ; ses quinze années d’informaticien (qui l’inspireront tant pour son premier roman), dont les six dernières à l’Assemblée nationale, boulot de subsistance qu’il vit dans la désespérance mais dont il s’acquitte avec conscience ; ses deux mariages ; son impossibilité de placer auprès des éditeurs le manuscrit d’ Extension du domaine de la lutte, cette œuvre aujourd’hui culte, et le combat de sa femme Marie-Pierre et de Dominique Noguez pour arracher à Maurice Nadeau la publication du manuscrit ; les démêlés avec les membres doctrinaires de la Revue Perpendiculaire, vrais commissaires politiques auxquels Demonpion accorde trop d’importance ; sa brève expérience de la chanson et de la scène (il a fait l’Olympia !), que Didier Saltron présente ainsi : « Un grand moment de catastrophe musicale. Avec sa dégaine de dépanneur en informatique venu de Villepinte, il swinguait comme un fer à repasser. » ; la détresse du couple Houellebecq en Irlande, harcelés et insultés au téléphone après les déclarations de l’auteur sur l’Islam, l’aide et le refuge apportés par Michel Déon.

Côté sensationnel, Demonpion a retrouvé et interrogé les parents de l’écrivain. Celui-ci s’est brouillé violemment avec ses géniteurs, qu’il accuse, avec raison, de l’avoir abandonné. « Je les ai très peu vus pendant mon enfance. En un sens, c’était des précurseurs du vaste mouvement de dissolution familiale qui allait suivre. » Demonpion leur fait la part trop belle et se fie trop à leur parole, notamment celle de la mère, qui manipule l’interviewer. Après avoir lu les œuvres (dans Les particules élémentaires, elle apparaît même sous son véritable nom de jeune fille), on l’imaginait monstrueuse ; après avoir lu ses déclarations recueillies dans ce livre, l’opinion risque d’être encore plus sévère. Militante permanente qui s’est occupé des déshérités de la terre entière mais ne s’est jamais occupé des siens, elle va jusqu’à livrer ce jugement incroyable sur son fils : « Un surdoué mental, un sous-doué affectif » ! (A qui la faute ? a-t-on envie de lui rétorquer.)

Ce livre est aussi la saga d’une réussite exceptionnelle, celle d’un homme parti de rien, sans atouts, parvenu avec méthode et pugnacité au sommet de la littérature internationale. On savoure rétrospectivement cet extrait d’une lettre du 15 août 1990, où il parle de ses premières publications de poésie : « Si ça continue, je vais en arriver au point (théoriquement impossible) où la littérature constituera, non seulement ma principale source d’intérêts, mais également ma principale source de revenus. Il vaudrait mieux pas, car ça signifierait des revenus vraiment ridicules. »

Si le livre s’intitule Houellebecq non autorisé, c’est parce que le « sujet d’étude » n’a pas voulu collaborer à cette biographie ni répondre aux questions de Demonpion. Les approches sont exposées avec clarté, et Houellebecq reprend les mêmes choses dans son Journal : « C’est alors qu’une idée m’est venue, que je continue à trouver éblouissante. Je laisserais Demorpion (sic) écrire sa biographie, enquêter, etc., puis il me remettrait son manuscrit terminé. Je le lirais, puis j’y rajouterais des notes de bas de page. Je n’interviendrais en aucune manière sur le texte de l’auteur, mais lui-même s’engageait à un respect total pour mes notes. On obtiendrait au final un objet curieux, ne ressemblant à mon avis à rien de ce qui a pu être fait dans ce domaine. ». Il est certain que l’on a raté là l’occasion d’un grand livre, original et contradictoire.

Traquant, avec le travers commun des biographes, des similitudes entre la vie du romancier et ses créatures romanesques, en tirant des conclusions parfois hâtives, écrivant quelques naïvetés, traînant un indécrottable fond de politiquement correct, Demonpion ne convainc pas mais livre néanmoins un ouvrage plutôt attachant et un portrait plus nuancé qu’on n’aurait pu le craindre de ce grand provocateur - qui répond simplement après la tempête provoquée par ses œuvres : « Si on ne peut plus rien écrire, il n’y a plus qu’à aller se coucher et faire des dominos. »


Houellebecq non autorisé, enquête sur un phénomène, par Denis Demonpion, Maren Sell éditeurs, 20 euros.

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lundi, 14 novembre 2005

L'Irlande de Michel Déon

Pages irlandaises (article paru dans Le Journal de la Culture n° 16)

 

medium_deonirlande.jpgMichel Déon, auteur d’une œuvre romanesque importante, membre de l’Académie française, a partagé l’essentiel de sa vie entre la Grèce et l’Irlande. Après des pages grecques, il nous livre des pages irlandaises, chroniques entrelacées de souvenirs, de portraits, de légendes, empreintes d’un amour non exempt de lucidité, relevant aussi bien quelques défauts éternels de ce peuple (qui sont autant de qualités) que les ravages exercés par le modernisme et le tourisme sur la tradition.

De ces pages consacrées à l’Ouest du pays (Déon s’est installé dans le comté Galway et y vit l’automne et l’hiver, soit au rebours de la saison touristique, quand le climat est le plus sauvage), se détachent quelques personnages aujourd’hui disparus : la grande Sarah, « esprit régnant des tourbières, des eaux noires et des monts perdus dans la brume », partie sur les routes après la mort de ses six enfants, se parlant à elle-même, faisant les demandes et les réponses, théâtre pathétique sans personne ; Derek T., « gentilhomme de loisir », fin de race, issu de cette moyenne aristocratie anglaise venue sur les traces de Cromwell, noblesse déchue et ruinée entretenant l’illusion de fastes impossibles, et qui se suicide ; Tim, le facteur à bicyclette sous le vent et la pluie, refusant de prendre sa retraite pour ne pas signer son arrêt de mort ; Pat-Jo le maçon qui n’ayant jamais quitté son comté, part sans inquiétude à Lourdes guérir de la lèpre ; Lady H., châtelaine originale et généreuse de Dun Guaire à Kinvarra, qui monte en amazone dans les chasses ; des solitaires croisés sur les routes, près des tourbières, ou dans des forêts hantées par la sorcière, la banshee ; une visite de Thoor Ballylee, la tour austère de Yeats, le grand poète prix Nobel, tour dont il s’échappait pour retrouver à Coole Park, dans une ambiance religieusement littéraire,  lady Gregory et ses fastes ; la poursuite de l’ombre de Yeats dans son Sligo natal, près de Benbulgen, énigme de la nature, caillou météorite jeté sur la plage ; des portraits d’écrivains irlandais originaux, dont Ulick O’Connor, pugiliste et avocat, ou John McGahern.

L’Irlande essentielle, éternelle ? Au-delà des paysages et des êtres, le verbe. Ce « délire verbal irlandais qui oscille entre la fête et le désespoir », et ce gift of gab, don du bagout, l’humour présent jusque dans le sacré de la mythologie. « Le Verbe est l’arme absolue des peuples qui refusent de se soumettre à un oppresseur. La liberté reconquise, le Verbe reste une griserie, un remède contre les lourdeurs et les vicissitudes de ce monde. » C’est aussi une condition de survie. « La vie de la verte Erin est toujours en péril. Si les hommes de pensée n’y veillaient plus, son histoire, ses cauchemars, ses songes féeriques, son extraordinaire faculté de s’évader de l’épuisante réalité, pour vivre de fantasmes, seraient à jamais oubliés. »

Car l’Irlande est née de son propre songe, de sa situation insulaire, à l’extrême de l’Occident, de son paysage aride et sublime, de sa pauvreté, de la longue occupation anglaise et de la résistance intérieure des habitants.

La complicité, la proximité de Déon avec l’Irlande, qui n’est pas une assimilation (il se refuse ainsi à avoir une opinion sur le conflit de l’Ulster, il reste un « étranger en résidence, si longue que soit déjà cette résidence ») lui permettent d’appréhender cette si grande originalité de ses habitants. Et on ne pourra lui reprocher que de ne pas aller dans les pubs boire de la bière, ces deux institutions irlandaises (ou il s’en cache bien !)

Ce livre est le portrait d’une Irlande largement passée, d’une âme et d’un idéal mis à  mal par l’évolution et l’intégration dans la communauté européenne, intégration dont le pays a certes financièrement profité. « Ô mes enfants, qu’êtes-vous en train de faire d’un des plus poétiques pays d’Europe ? » Regret d’un rythme et d’un mode de vie étranger à toute rentabilité, regret de ce bétail errant sur les routes, et surtout de ces troupeaux de moutons qui soudain vous encerclent, « mer de laine frisée » et dont on attend sans impatience la fin du passage.

On se dit que Déon a la nostalgie, comme tout individu de son âge, et depuis que l’homme est sur terre, ne s’est-il pas toujours dit que c’était mieux avant, surtout du temps de sa jeunesse, et que le monde est en décadence ? Et cependant, sans nier ce phénomène très humain, force est de constater que le pays a changé objectivement, comme bien d’autres en Europe. Les nouvelles constructions, « champignons vénéneux » par leur forme et leur couleur, sont plus laides ; les habitants sont moins beaux. « Je regarde autour de nous : les Irlandais auraient-ils, sans que je m’en sois aperçu, pris tellement de poids ces dernières années qu’à table les fesses débordent des chaises paillées et les seins bondissent hors des corsages ? Ou est-ce que, porté par mon enthousiasme et hanté par l’histoire de la grande famine de 1848-1850, je ne les ai pas vus s’empâter à ce point ? » Il n’est en effet que de se promener par les rues de Dublin pour constater avec effarement le nombre grandissant d’obèses dans les rues, sans proportion avec ce que l’on peut voir en France. « La prospérité s’est abattue sur l’Irlande comme la pédophilie sur le bas-clergé.»

« Cast a cold Eye / On Life, on Death, / Horseman, pass by!” (Regarde froidement – la vie, la mort – Cavalier, passe ton chemin !) écrivait Yeats peu avant sa mort, vers qui donnent son titre à ce recueil. Déon trace (et retrace) des figures qui n’existent plus, qui incarnaient au plus haut point l’Irlande des tourbes, des landes, des songes et des mythes, et qui ne reviendront plus (comme peut-être la figure même d’écrivain que l’auteur représente). Mais, derrière un certain désenchantement, se devine l’espoir que le pays éternel, secret, résiste à la mode et à l’assimilation, car « Les hommes n’ont pas besoin de raison mais de surnaturel. »

 

Michel Déon, Cavalier, passe ton chemin ! pages irlandaises, Gallimard, 16,50 €

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