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mercredi, 03 août 2005

Voyages dans le Dublin d’Ulysse

Aux amoureux de l’œuvre de Joyce, et notamment d’Ulysse, qui voudraient retrouver un peu des os et des articulations de la ville de Dublin sous la chair du roman, on ne saurait trop conseiller, d’abord un séjour dans la capitale irlandaise, ensuite quelques guides qui les aideront à reconnaître quelques lieux noyés au sein d’une ville qui, bien que grandement changée depuis un siècle, a le souci de préserver l’extraordinaire patrimoine de ses écrivains. L’entreprise n’est pas qu’un pèlerinage et un prétexte à rêver de Joyce, mais une démarche très logique, l’auteur lui-même ayant affirmé que si Dublin devait un jour être détruite, elle pourrait être reconstruite à partir de ses livres.
medium_nicholson.jpgLe livre indispensable (en anglais) est The Ulysses guide, Tours through Joyce’s Dublin, de Robert Nicholson aux éditions New Island (11 euros). L’auteur connaît son sujet, puisque, né et vivant à Dublin, auteur d’ouvrages sur Joyce, il a été conservateur du musée Joyce à Sandycove, puis du Dublin Writers Museum avant de devenir directeur du James Joyce Centre. Son petit livre suit les déplacements de Leopold Bloom et de Stephen Dedalus le 16 juin 1904, et propose 8 circuits avec cartes, photos anciennes, rappels du texte joycien, pour revivre pas à pas les principaux épisodes, de Télémaque à Pénélope.
Deux petits documents peuvent aussi se révéler utiles. L’un est un simple dépliant cartonné (vendu 1 euro à l’Office du Tourisme), Ulysses Map of Dublin. Il localise sur un petit plan 37 points clés du roman dans Dublin et environs, et surligne 4 itinéraires complets, dont celui du convoi funèbre conduisant Paddy Dignam de son domicile au cimetière de Glasnevin.
L’autre est un plan de la ville recto-verso (sponsorisé par Guinness !), « So this is Dyoublong ? », édité par le James Joyce Centre. Au nord de la Liffey, qui coupe la ville en deux, 46 pastilles numérotées, et au sud, 41 pastilles, renvoient en marges à des citations extraites des œuvres Dubliners, Stephen Hero, A portrait of the Artist as a Young Man, Ulysses, Finnegans Wake, chaque citation s’inscrivant dans un lieu précis de la cité.
Enfin, il vous reste la possibilité d’assister au Bloomsday, qui se tient chaque 16 juin à Dublin. Des lectures de l’œuvre, des reconstitutions, des déplacements sur les lieux sont organisés, mais pour en profiter pleinement, il faut une excellente maîtrise de la langue anglaise. Tous les renseignements sur le site www.jamesjoyce.ie
et à l’adresse suivante :
The James Joyce Centre, 35 North Great George’s Street, Dublin 1
tel 00353 1- 8788547, e-mail info@jamesjoyce.ie

06:10 Publié dans Lectures | Lien permanent

lundi, 01 août 2005

Retour d’Irlande

Avant Houellebecq et Dantec, prenant ces idoles de vitesse, avant même Fuentec, Nuecq et Emard-Cottec, L’annexe effectue sa rentrée littéraire.
Les vacances ont été profitables, avec notament un séjour à Dublin, ville dont j’ai rapporté deux albums photos (voir colonne de droite) consacrés à Joyce.
Et dans les prochains jours, promis, deux chroniques irlandaises.

*

Merci à Raphaël Juldé, qui a mis en ligne sur son site l'article qu'il avait consacré au roman Le nom dans le Journal de la Culture :
http://megalo-monjournal.chez.tiscali.fr/lenom.htm

vendredi, 08 juillet 2005

L’éternelle actualité de Léon Bloy

Cet article est paru dans le n° 14 du Journal de la Culture.

Je suis venu tard à Léon Bloy. Longtemps je ne l’ai connu que de nom, et de mauvaise réputation. On sait que Bloy sut se rendre insupportable à ses contemporains par son intransigeance et sa franchise. La fameuse conspiration du silence, élevée par ses ennemis comme une sorte de cordon sanitaire pour continuer en paix leurs petites affaires et leur petit commerce littéraire, et qui eut pour notable conséquence de le réduire à la misère, fut si efficace qu’elle dure un siècle après la mort de l’auteur. Une autre conspiration, plus actuelle, nous empêche d’aller à Bloy : celle d’une réputation de réactionnaire : catholique presque intégriste, ennemi de la démocratie, antisémite, anti-révolutionnaire, etc., (un récent article du Matricule des Anges traînait encore ces encombrants clichés, partiellement fondés mais essentiellement faux, la richesse et la complexité de Bloy étant irréductibles à toute étiquette). Mais la police de la pensée post-soixante-huitarde n’explique pas tout. Car, dans les années 60, à la veille de mai 68, alors que régnaient une bourgeoisie ennuyeuse et un catholicisme tiède, et qu’on apprenait au lycée la littérature dans le Lagarde et Michard, Bloy était pareillement maudit. Passé sous silence, comme on dirait passé par les armes. Car Bloy a toujours dérangé. Vivant, mort, il est le même scandale. Celui qu’on ne veut pas entendre.
medium_bloyparvallotton.jpgIncontestablement, depuis quelques années, un mouvement souterrain mais irrépressible semble faire sortir Bloy de sous la poussière des bibliothèques et de sous le silence. Internet joue une large part dans cette réhabilitation, car de nombreux blogs font l’éloge du furieux imprécateur. Les rééditions de certains ouvrages (l’œuvre complète étant parue naguère au Mercure de France), se succèdent : Sueur de sang, au Passeur, le Journal, dans la collection Bouquins chez Robert Laffont, Exégèse des lieux communs, chez Rivages (2005) et à la fin de l’année 2004, les deux romans Le désespéré et La Femme pauvre à la Part Commune. Espérons que reparaîtra bientôt Histoires désobligeantes, splendide recueil de nouvelles qui demeure l’une des meilleures portes d’entrée de l’œuvre (semble-t-il réédité par L'Arbre Vengeur, tout récemment).

Loin de moi l’idée, ou l’ambition, d’être un exégète de la pensée de Bloy, et d’écrire un article inspiré comme certains chroniqueurs qui sont pris dans la même spirale spirituelle (je renvoie à un bel article de Dantec, « BLOY EST VIVANT et nous sommes morts » sur le site de Tsimtsoum. Mais alors qu’aux yeux des vrais catholiques je ne suis qu’un mécréant, qu’est-ce qui me fait aimer si fort Léon Bloy, à l’égal d’auteurs aussi différents et apparemment inconciliables qu’Artaud, Bataille, Lautréamont (que Bloy fut d’ailleurs l’un des premiers à découvrir), Thomas Bernhard, Jarry ? Une conception exclusive et forcenée de la littérature, probablement. Une commune rage, une commune exigence, qui les fait paraître vivants dans un monde endormi. La même haine du bourgeois, et de la vie bourgeoise qui nous digère peu à peu.

Le désespéré, encombré de digressions sur l’état du monde catholique, de portraits de la société littéraire, artistique et journalistique de son temps, n’est pas véritablement un roman, mais une transposition de la vie même de Bloy, se décrivant ici sous le personnage de Caïn Marchenoir, dans les années de sa liaison avec la prostituée Anne-Marie Roulé, peinte sous les traits de Véronique Cheminot. On y retrouve des épisodes de sa vie, les heurs et surtout les malheurs, la description au vitriol de la société littéraire de son temps (Paul Bourget, Catulle Mendès, Alphonse Daudet, Guy de Maupassant, qu’il exècre tous et vomit – mais on relèvera concurremment son admiration pour Baudelaire, Verlaine et Flaubert, preuve qu’il ne se trompait pas dans l’élection des géants), la collaboration aux journaux de l’époque, la création de son propre périodique Le Pal, (ici Le Carcan), le tout visant à démontrer « l’écrasement d’un homme supérieur par une société infâme ». Si Marchenoir est un désespéré, c’est que la société est proprement désespérante.
Cet ensemble parfois hétérogène, fourre-tout, tient par le liant d’un formidable style, qui n’a rien à vrai dire d’original, mais reste d’une puissance inégalée. Cet excès de mots, ces images énormes et osées, cette fabuleuse inventivité dans la hargne et la démolition, passent dans le fleuve du style, dans la langue inspirée, fracassante de Bloy. Suprêmement polie dans la forme et restée cependant à l’état brut, animée par une nécessité intime de garder et livrer intactes ses pensées, sans la moindre concession, et le parti de la fureur : « Coûte que coûte, je garderai la virginité de mon témoignage, en me préservant du crime de laisser inactive aucune des énergies que Dieu m’a données. Ironie, injures, défis, imprécations, réprobations, malédictions, lyrisme de fange ou de flammes, tout me sera bon de ce qui pourra rendre offensive ma colère ! »
Le lecteur gardera longtemps en mémoire cette scène énorme, « déplacée » selon nos (trop) sages conceptions mais d’une force irrésistible, dans laquelle Véronique, pour décourager Marchenoir de mêler à l’amour mystique l’amour humain et sexuel au risque de dénaturer le premier, se fait couper les cheveux puis arracher toutes les dents afin de s’enlaidir définitivement.

La Femme pauvre, écrit et repris pendant dix ans après la publication du Désespéré, bien que non exempt de digressions, répond davantage à la forme convenue du roman. L’héroïne, Clotilde Maréchal, connaît la misère matérielle et morale. C’est une sorte de mélodrame, la pauvre fille étant affligée de la pire condition entre une mère et un beau-père vicieux et méprisables, et sa jeunesse est un catalogue de douleurs. Mélodrame quasi métaphysique, combat d’un esprit lumineux dans la fange, partagé comme souvent chez Bloy entre l’espérance et l’impatience, la pauvreté étant vécue par Clotilde, absolument femme et absolument pauvre, comme une porte vers la sainteté. Quand elle rencontre le bonheur, ce n’est qu’un répit, tout devant finir tragiquement, dans une existence vécue comme une nuit traversée de quelques étoiles consolatrices qui sont de bonnes âmes. L’irruption fréquente dans le roman de la tendresse nous révèle, derrière l’imprécateur, la compassion de l’auteur devant la souffrance universelle, l’une des plus terribles étant la mort d’un enfant : « En présence de la mort d’un petit enfant, l’Art et la Poésie ressemblent vraiment à de très grandes misères. Quelques rêveurs, qui paraissaient eux-mêmes aussi grands que toute la Misère du monde, firent ce qu’ils purent. Mais les gémissements des mères et, plus encore, la houle silencieuse de la poitrine des pères ont une bien autre puissance que les mots ou les couleurs, tellement la peine de l’homme appartient au monde invisible. ».
« L’auteur n’a jamais promis d’amuser personne. Il a même quelquefois promis le contraire et a fidèlement tenu sa parole. » Bloy ne vise ni au divertissement ni à l’édification, c’est la misère qui se déroule, et l’âme de Clotilde est elle aussi broyée par la société, comme l’a été celle de Marchenoir, La Femme pauvre pouvant être lue comme un pendant du Désespéré (le premier projet de titre était d’ailleurs La désespérée).
Bien que ces livres soient superbes, on ne peut affirmer que Bloy est un véritable romancier ; il n’est pas le plus à son aise dans cette forme intermédiaire, supposant un art de la construction dont il n’a pas la patience, et qu’il sature de portraits, de digressions et considérations. Bloy n’est à mon sens jamais meilleur que lorsqu’il se resserre sur la forme courte du conte ou de la nouvelle, ou lorsqu’il se lâche complètement dans son Journal.

medium_bloyportrait.gifLes deux romans furent des échecs commerciaux. Il n’y eut presque pas d’articles de presse. L’auteur connaissait ainsi le même destin misérable que ses héros. Ce long étouffement de la parole de Bloy, de sa prose fracassante, dont quelques obstinés fidèles ont su malgré tout transmettre la flamme et la mémoire pour lui faire traverser le siècle, illustre bien le pouvoir de la médiocrité, coalisée en institution, sur le génie solitaire. Bloy est inacceptable, et c’est en cela qu’il est une voix majeure de la littérature française. La réédition de ces deux romans redonne une actualité à Bloy, une actualité qu’il n’a jamais vraiment perdue et ne perdra jamais. Il est temps de le rendre à notre soif, avant que nous ne finissions par oublier, sous l’abondance égale de la médiocrité contemporaine, l’idée même de la soif

Le désespéré, Léon Bloy, La Part Commune, 2004, 18 €.
La Femme pauvre, épisode contemporain, Léon Bloy, La Part Commune, 2004, 18 €.

13:05 Publié dans Lectures | Lien permanent

samedi, 02 juillet 2005

Saint-Georges terrassant le dragon

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Bréviaire de Martin d'Aragon
Espagne, Catalogne, 1398 - vers 1403 puis vers 1420-1430
Paris, BNF, département des Manuscrits, Rothschild 2529 fol. 444v.

... pour fêter les six mois de ce blog ouvert avec Paolo Uccello :

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... et sans oublier "St. George and the Dragon", de Vasily Kandinsky :

medium_kandinsky-stgeorge.jpg

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Merci à celles et ceux qui ont récemment ouvert une fenêtre sur L'annexe, dont :
Lambert Saint-Paul
Mona Gone
Fils croisés
Mot à Maux
Almocreve das Petas
Lune Amère

08:22 Publié dans Bestiaire | Lien permanent

mardi, 28 juin 2005

La Soeur de l'Ange n°3

medium_sdaiii.jpg
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Une revue monstrueuse, comme dit Juan Asensio, en ce qu'elle est hors normes, et d'abord, hors format : 400 pages en petits caractères. Avant d'y revenir, une fois pris le temps de la lire, une première idée de cet objet par le simple énoncé du sommaire du numéro 3, montrant sa richesse et sa variété :

La Sœur de l’Ange - SOMMAIRE du numéro 3 - juin 2005

Ouverture

Image de la pensée du n°3 : Bernard Stiegler
Editorial : Jean Paulhan Didier Bazy
Antonio Carvajal « Rouen, 2004 »
Claude Mourthé « Jouissif »

Dossier : à quoi bon mourir ?

François Richard « Négatives »
Michel Host « Fragments de pensées de l’impensable »
Alain Jugnon « Faire le mort, une simple vie humaine contre dieu et tous les saints »
Bertrand Vergely « Penser la mort »
André Klarsfeld « L’immortalité biologique : luxe inutile, excès nuisible ou impossibilité matérielle ? »
Patrick Laude « Nigra sum sed formosa : Mort et vie spirituelle chez Frithjof Schuon »
Bruno Doucey « Corps beau – corps bot : le bestiaire obsessionnel de Denis Rivière »
Anne Brouan-Bourquin « Gérard de Nerval, Dans la nuit du tombeau, l’autre rive des Chimères »
Annick de Souzenelle « Muter, c’est aller vers la vérité »
Françoise Dastur « L'angoisse, la mort et le rire »
Jérôme Gofette « M.O.R.T. »
Bernard Andrieu « Impossible de mourir »
Frédéric Saenen « Monsieur Moreau »
Martine de Borde « Alcoolonialisme »
Thierry Maré « Lettre édifiante et curieuse à La Sœur de l’Ange du Japon »
Charles Wolfe "La mort de La Mettrie"
Stéfan Leclercq « L’être est la détermination de l’éternité »
Claude Tannery « Pourquoi mourir ? Pour quoi ? »
Benoît Virole « Un ange à Stromboli »
André Duprat « Une césure de rappel »
Bernard Ginisty « La mort ou la condition du passant »
Fabrice Midal « La patience du regard »
Christian Ganachaud « Quand la mort viendra elle ne trouvera personne »
Didier Bazy « Joie de vivre »
Jean-Marc Vivenza « Le sens spirituel de la mort selon la doctrine de l’Illuminisme mystique »
Nathalie Chadeuil « Drieu La Rochelle : un mystique sans la grâce »
Gwen Duguy « Le vœu de Thanatos »
Michel Surya «La mort de Georges Bataille »
Matthieu Baumier « Expérience de la peur »

Rhizome(s)

François Casteleyn « Toni Negri : ontologie et politique »
Jean-Laurent Poli « Panégyriques 2 »
Stéfan Leclercq « Le droit naturel : passage, puissance, immanence »

Inédit(s)

Elie-Charles Flamand « Poèmes »

Silhouette(s)

Marc Kober « Dans le verger de la salamandre (Elie-Charles Flamand) »
Francis Moury « Actualité ou inactualité de Max Scheler »
Sébastien Mathieu « Novalis, Dieu et Moi »

Etat(s) du lieu : Révolution ? Révélation ?

Alain Jugnon « Nous sommes la terre décisive (Pour la révolution humaine, matériellement et immédiatement)»
Matthieu Baumier « Pour une Théologie politique Chrétienne »

Cahier Pierre BOUDOT

Olivier Germain-Thomas « Dans le feu, l’encre de ses livres»
Matthieu Baumier « Au commencement était Pierre Boudot »
Philippe de Saint Robert « Pierre Boudot, philosophe engagé »
Jean-Luc Moreau « Le libertin des grandes profondeurs »
Alain Jugnon « Boudot et Baubô, présentation du corps glorieux du philosophe en Thérèse Nietzsche révolutionnaire »
Lettre inédite de Pierre Boudot à ses enfants sur De Gaulle
Adieu à Pierre Boudot de Marcel Conche

Pour quitter

Christophe Spielberger « L'homme au cruchon »

Plus d'info sur le blog de La Soeur de l'Ange.

13:20 Publié dans Revues littéraires | Lien permanent

samedi, 25 juin 2005

La Bresse dans les pédales

medium_bresse_1_.jpgDans une collection de petits polars pas chers tenant dans une poche revolver, Roland Fuentès (dont on a récemment apprécié La double mémoire de David Hoog, chez A contrario) signe La Bresse dans les pédales, défi d’un polar situé parmi les villages réputés paisibles et sans histoire de l’Ain.
Comme dans les précédents livres de Fuentès, le fantastique prend ses aises, avec ici une alliée objective de choix, la nuit, « zone obscure et floue », tout le récit se passant dans l’obscurité, et n’étant qu’une traversée à vélo de la nuit. Les yeux ne voient plus que vagues formes et lumières et le noir à la « consistance plus épaisse que de la gomme », les oreilles prennent le relais et les bruits se font surdimensionnés, l’imagination bat la campagne. On n’est pas étonné dans ce contexte de voir apparaître la Mort, devant une clôture, ou sur une branche.
Si le héros est le narrateur (un vieux garçon un peu demeuré et pénible, se vengeant de sa frustration d’existence de vendeur dans un supermarché par d’intensives courses cyclistes dans la nuit), l’héroïne est sans conteste une bicyclette de 1936, fidèle coursier de ce chevalier loufoque et solitaire. Elle traverse le récit, le conduit, le tire dans le noir, de gauche et de droite, bifurque, effectue des tours sur elle-même, des volte-face. Les jambes actionnent sans fin et sans repos les pédales, et en même temps le moteur de la fiction. Le narrateur vélocipédiste a pris soin de revêtir à la première page un tee-shirt blanc, image évidente de la page blanche, que les traces de sang de plusieurs crimes vont venir maculer, traces de l’histoire et preuves d’une possible culpabilité.
medium_dessin-roland-2.jpgDans un style parlé réussi, travaillé et littéraire, avec un sens de la fantaisie et de l'humour, Fuentès nous mène dans son monde où le réel n’est plus qu’un prétexte. « Vous êtes entré dans la fiction jusqu’au nombril, et vous ne demandez qu’à y plonger aussi la tête. » dit le narrateur au commissaire.
Jusqu’à la fin, le doute est entretenu : ce récit, confession au commissariat, est-il une relation du réel (ce réel est-il lui-même une suite de crimes ou une machination orchestrée par ses collègues de travail ?), est-il une invention ? Tout n'est peut-être que pure fiction, en définitive. « Serait-il possible que moi qui vous parle, moi qui ai pris la parole dans les pages de ce livre, je n’existe pas ? Serait-il possible que vous-même, qui me lisez, ne soyez pas commissaire ? »
Roland Fuentès se révèle aussi un dessinateur de talent. Ses illustrations « à couteaux tirés » (dont deux sont ici reproduites) ponctuent l’histoire, en renforcent l'absurde et l'humour.

La Bresse dans les pédales, de Roland Fuentès
Collection Petite Nuit, Nykta éditeur, 5 €
www.editions-nykta.com

medium_dessin-roland-1.jpg

14:02 Publié dans Lectures | Lien permanent

mardi, 21 juin 2005

Le nom (extrait)

medium_lenom5ko.2.jpgLe nom est paru en février et a suivi son petit bonhomme de chemin de l'hiver à l'été, avec un relatif succès critique (je renvoie vers cette page dossier critique de mon site perso, où sont reproduits les articles obtenus dans la presse et sur internet). J'espère qu'il continuera à faire entendre sa petite voix, malgré la rotation rapide des livres qui le chassera bientôt des rares librairies où on peut le trouver, malgré la déferlante lame de fond de la prochaine rentrée littéraire ; mais pour moi, il est temps de m'atteler à de nouveaux projets.

Avec l'aimable autorisation des éditions A contrario, je livre un extrait de ce roman :


Depuis quelques jours (et après la douce euphorie du début de l’installation), l’écriture devenait de plus en plus difficile. Elle se réduisait. Elle se raréfiait. L’absence de réponse des éditeurs à ses envois de manuscrits ne l’encourageait guère ; il avait parfois des accès de dépression, de quasi désespoir, en ouvrant chaque matin sa boîte aux lettres sur le vide. Des accès de révolte aussi, qu’il ne savait contre qui diriger. Sa solitude ne se résolvait pas par l’écriture ; au contraire, il lui semblait qu’elle se refermait chaque jour davantage.
Prenant son paquet de Gitanes bleues sans filtre, il saisit une cigarette, qu’il contempla en la faisant tourner lentement entre ses doigts ; sur toute la longueur de l’étroit cylindre il traça avec son stylo plume un trait noir, perpendiculaire à la marque GITANE imprimée en petites capitales grises qu’il traversa entre le T et le A ; l’encre bava, absorbée par le papier léger et poreux, par le lit de tabac. Il alluma la cigarette avec son briquet Zippo, puis ne tira que deux ou trois bouffées rejetées aussitôt dans l’air, la laissant se consumer jusqu’au bout sur le bord du cendrier de verre où elle laissa une tache brune ; progressivement il vit disparaître la ligne noire, et la marque imprimée, rongées par l’avancée de la braise. Il ne subsista que de légères cendres grises, à peine chaudes, qu’il effleura du bout de ses doigts avant de reprendre le stylo.
Alors, les yeux perdus dans le blanc de la page et dans la fumée résiduelle, à court d’idées, à court de mots, d’une façon presque machinale, il écrivit son nom.
Lentement (ou comme au ralenti), en lettres noires, larges et liées, légèrement penchées à droite, il traça son nom sur le cahier, d’un geste familier et irréfléchi comme le réflexe d’une signature, comme il l’avait tracé sur la buée de la vitre, mais d’une façon plus fine et définitive, avec de l’encre après l’avoir esquissé avec de l’eau, avec une écriture appliquée après l’avoir grossièrement dessiné avec le doigt. Les quatre lettres du nom, d’un seul mouvement de la main droite. Au milieu d’une ligne. Comme en suspension. Comme en équilibre. Au milieu de la première ligne de la page blanche du cahier.
Le geste achevé, il posa le stylo, resta immobile, et observa sa création.
Il avait écrit son nom comme ça, par une sorte d’automatisme, une mémoire de la main. Il ne l’avait pas fait exprès. Ses yeux avaient vu sa main saisir le stylo et former le mot à l’encre noire ; il avait assisté à une création soudaine, ex nihilo, rappelant celle d’un artiste plasticien qui jette une tache de couleur ou une ligne sur la toile après une longue et intense méditation, ou après avoir fait le vide en lui.
Il regardait l’apparition. La concrétion d’encre. Il considérait la figure du mot, en examinait la ligne et le relief, la silhouette, la robe, la forme extérieure. Comme un peintre qui prend de la distance avec son tableau pour mieux en apprécier les proportions ou en discerner les défauts, il se leva et recula de quelques pas, jusqu’à ne plus voir sur le cahier qu’une forme incertaine et sombre. Le mot n’était plus lisible (à l’instar des plus petites lettres du tableau dans le cabinet de l’oculiste) ; l’auteur ne le déchiffrait plus que par mémoire. A travers le vague tremblé des signes noirs, il en reconstituait le sens. Mais il voyait très bien malgré la distance la quatrième et dernière lettre, sur la droite, dépasser les autres de sa hauteur triple, comme dans un paysage lointain le clocher d’une église domine les maisons environnantes.
Il revint à sa table de travail et saisit le stylo, décidé à reprendre son ouvrage. L’inspiration n’était pas revenue pour autant, après l’écriture de ce nom qu’il considérait comme un accident, une fantaisie. Une récréation. Il ne trouva pas de suite. Sa tête était vide, occupée par ce vide souverain qui l’avait envahie depuis le matin. Il n’y avait pas d’autre suite à ce nom isolé que ce blanc sur la gauche, ce blanc sur la droite, ce blanc au-dessus et au-dessous, ce blanc de toutes parts, cette absence de texte avant et cette absence de texte après, ce silence de la page, aucune autre suite à ce nom qui semblait se suffire à lui-même.
Ce corps étranger, cet intrus (qu’il aurait pu rayer d’un trait de plume, noyer sous l’encre, renvoyer au néant pour revenir à son œuvre) l’intrigua à la fin ; et il l’examina de plus près. C’est alors, revenu du moment d’ivresse et de cécité de la création, qu’il le vit concrètement et que les détails lui apparurent dans toute leur objectivité.
Il avait écrit le nom au milieu de la première ligne, sans majuscule à la première lettre, sans point après la dernière lettre.
Il l’avait écrit comme un nom commun, sans capitale à l’initiale. Un nom commun isolé, en travers de la page, un objet incongru, hors de tout contexte, vestige rescapé d’une phrase disparue. Le nom formait un bloc. Les quatre lettres, liées les unes aux autres par l’élégante écriture anglaise, semblaient forgées du même fil d’encre noire, unies étroitement pour ne pas se perdre, pour ne pas perdre le sens qui circulait en elles et entre elles.
Il n’avait pas mis de majuscule à la première lettre. Sans le faire exprès, sans volonté délibérée ou mûrement réfléchie, il avait transformé le nom propre en nom commun. Et créé du même coup un néologisme, car le mot obtenu n’existait pas dans les dictionnaires usuels, ni dans le Petit Robert alphabétique et analogique de la langue française, ni dans le Petit Larousse, il en était sûr mais il les vérifia tous deux absurdement, par un souci maniaque – s’attardant sur les deux mots entre lesquels le nom aurait pu s’intercaler, le précédent et le suivant virtuels, qui en son absence se succédaient étroitement. Il pointa du doigt la place qui serait celle du mot nouveau, avec sa définition, ses exemples, décalant de quelques lignes toute la suite du vocabulaire. Maintenant que ce nom était décapité de sa majuscule, comme un noble amputé de sa particule, il pouvait rentrer dans le rang, se mêler à la foule de ses semblables, rejoindre incognito la masse des noms communs et gagner ainsi, comme des dizaines de milliers d’autres mots déjà existants, sa place dans le dictionnaire à l’endroit précis que lui assignait un classement alphabétique rigoureux et sans faille - une place qu’il n’aurait sans doute jamais pu conquérir dans la seconde partie du Petit Larousse illustré réservée aux noms propres, dans cette partie réduite, perpétuellement élaguée, renouvelée, des noms de famille illustres. Au contraire, le nom ayant changé de statut était maintenant susceptible de survivre dans le lexique, cette large famille d’accueil, car tous les mots y ont leur place exacte uniquement déterminée par le classement alphabétique, d’une élasticité totale, qui s’applique à tous, grands ou petits, usuels ou rares, vieux ou modernes, précieux ou familiers, quelle que soit leur origine nationale ou raciale, dans un égalitarisme exemplaire.

in Le nom, éditions A contrario, 2005


disponible en librairies ou sur


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Adam nomme les animaux

Physiologus
Cambrai, vers 1270-1275
Douai, Bibliothèque municipale, ms. 711, fol. 17

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