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jeudi, 16 août 2007

Un filigrane de souffrance

Dans l'attente du prochain Modiano, qui devrait paraître à la rentrée, je remets en ligne mon article publié dans Le Journal de la Culture sur le dernier livre de Modiano, Un pedigree.

Depuis la publication de cet article, j'ai pu vérifier l'une de mes hypothèses, la similitude des enfances malheureuses de Modiano et de Houellebecq, en découvrant dans le numéro spécial des Inrocks cette rencontre avec Michel Houellebecq : "Il avait embrayé sur sa lecture toute récente d'Un pedigree de Modiano. Il était sous le choc, frappé par la qualité de ce texte à l'os, et des ressemblances avec sa vie, de la similarité de ces faits burlesques qui ne s'inventent pas. Il m'avait dit que les gens ne pouvaient pas comprendre ce qu'on éprouvait d'avoir grandi avec des parents qui ne vous aiment pas, que ce n'était pas de la haine, autre chose."

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Un filigrane de souffrance

medium_modianopedigree.2.jpgEncore un Modiano ? Oui, mais pas le énième et même roman (qui me séduit d’ailleurs chaque fois, me happant dans son mystère). Un pedigree est un morceau d'autobiographie sans fioritures, un relevé de souvenirs que le seul fil chronologique permet d’ordonner. Modiano met à jour, par un constat net et sobre, le filigrane de souffrance présent dans chacun de ses romans. Cette souffrance, c’est l’enfance, l’adolescence, cette immense période qui va jusqu’à sa majorité, les vingt-et-un ans d’alors - et qui se clôt, se résout dans l’écriture et la publication de son premier ouvrage. Devant ce gâchis, on pense à un autre auteur, Michel Houellebecq, dont Les particules élémentaires sont, à travers les vies des deux demi-frères Bruno et Michel, le récit à peine transposé d’une enfance malheureuse, loin de parents sans amour, détruite par une mère d’un égoïsme féroce.
De la figure centrale de la mère, actrice sans gloire (quelques petits rôles au théâtre et au cinéma, la misère quotidienne entre échecs et désillusions), Modiano dresse un terrible portrait : « C’était une jolie fille au cœur sec. Son fiancé lui avait offert un chow-chow mais elle ne s’occupait pas de lui et le confiait à différentes personnes, comme elle le fera plus tard avec moi. Le chow-chow s’était suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu’il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui. »
Entre la mère et le fils, aucune relation d’amour ou de confiance ne pouvait s’établir (« Je me sentais toujours un peu sur le qui-vive en sa présence »), l’auteur ne se rappelle aucun geste de tendresse ni de protection, et n’a jamais réussi à désarmer l’agressivité et le manque de bienveillance qu’elle lui aura toujours témoignés. « Jamais je n’ai pu me confier à elle ni lui demander une aide quelconque. Parfois, comme un chien sans pedigree et qui a été un peu trop livré à lui-même, j’éprouve la tentation puérile d’écrire noir sur blanc et en détail ce qu’elle m’a fait subir, à cause de sa dureté et de son inconséquence. Je me tais. Et je lui pardonne. Tout cela est désormais si lointain… »
Le pardon à ses parents, le seul moyen d’avancer dans sa propre histoire, de se libérer du poids amer du passé. Les relations avec le père, toujours en fuite, entre deux affaires, comme en cavale, sont aussi difficiles. « Je ne lui en voulais pas et, d’ailleurs, je ne lui en ai jamais voulu. » Dans une autre vie, ou s’ils s’étaient connus plus tard, les choses auraient pu être différentes : « Il aurait été ravi que je lui parle de littérature, et moi je lui aurais posé des questions sur ses projets de haute finance et sur son passé mystérieux. Ainsi, dans une autre vie, nous marchons bras dessus, bras dessous, sans plus jamais cacher à personne nos rendez-vous. ». Dans le souvenir du romancier âgé, l’image du père est moins altérée, moins négative que celle de la mère - Patrick Modiano ayant même le regret de lui avoir envoyé une lettre ironique qui a précipité leur rupture définitive - comme si l’absence du géniteur, due en partie à une vie clandestine et aventureuse, à une vie somme toute assez romanesque, était moins violemment ressentie que la cruelle indifférence de la mère, pour laquelle il n’est qu’une chose gênante, dont elle se débarrasse chez des amis ou dans les pensionnats. Et cette famille si imparfaite n’existe pas longtemps, puisque après la naissance de leurs deux enfants, les parents se séparent, chacun vivant de son côté, entre amants et maîtresses.
« Mon père et ma mère ne se rattachent à aucun milieu bien défini. » Modiano cherche ses origines (le titre est une référence à Pedigree, l’autobiographie de Simenon), une généalogie qui a des racines dans toute l’Europe et même dans d’autres continents (la mère, Flamande, venant de Belgique ; le père, originaire de Salonique, d’une famille juive de Toscane établie dans l’empire ottoman, dispersée à Londres, Alexandrie, Milan, Budapest, Paris, le Vénézuela) ; il cherche aussi l’origine de son trouble, cette douloureuse incertitude qui est sa source d’inspiration.
Le lecteur fidèle de Modiano retrouvera le fameux épisode du 8 avril 1965, déjà évoqué dans Dora Bruder : sa mère le force à aller réclamer de l’argent à son père, qui habite dans le même immeuble, un étage au-dessus. La nouvelle femme de son père, « la fausse Mylène Demongeot », téléphone à la police. Patrick est embarqué dans le panier à salade jusqu’au commissariat, où son père l’accuse de faire du scandale et le traite de « voyou ». D’autres évènements figuraient dans les derniers romans, La petite bijou et Accident nocturne. Le séjour à Jouy-en-Josas, ou à Biarritz l’accident du garçon renversé à la sortie de l’école par une camionnette et qui se voit transporté chez les sœurs, où il découvre le vertige de l’éther qu’on applique pour l’endormir, l’éther qui aura cette propriété de lui rappeler une souffrance et de l’effacer aussitôt, sensation mêlée à jamais de la mémoire et de l’oubli. La mort du frère cadet, à peine notée car la douleur est plus forte que les mots, les longues années de pensionnat (un voisin de dortoir « sans nouvelles de ses parents depuis deux ans, comme s’ils l’avaient mis à la consigne d’une gare oubliée »), ces pensionnats religieux, d’une rigidité militaire, où il est interdit de lire Le blé en herbe de Colette ou Mme Bovary, lectures subversives, les premiers livres découverts, le désir d’écrire…
On se croirait souvent dans un roman de Modiano… l’incertitude sur les identités (le père ayant plusieurs noms et pièces d’identité, en partie pour échapper aux contrôles policiers sous l’Occupation et dissimuler sa qualité de juif, en partie pour se livrer à des trafics douteux, marché noir puis combinaisons hasardeuses avec des comparses louches, « demi-monde ou haute pègre »), litanie de noms de personnes disparues, litanie de noms de rues, individus ballottés par les courants de l’histoire et de l’émigration, incertains, troubles, rencontres de hasard comme celle de ses parents « deux papillons égarés et inconscients au milieu d’une ville sans regard », époque entre chien et loup, les rendez-vous dans les cafés au petit matin, dans la lumière crue des néons. « Les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier. »
On a beaucoup parlé du style de Modiano, dont la grande sobriété, le retrait (une autre parenté avec Simenon) permet à l’histoire (trouée) et au décor (brumeux) de s’installer sans entrave, de prendre possession lentement mais sûrement du lecteur. Dans Un pedigree, le style est encore plus dépouillé qu’à l’ordinaire, comme pour épouser les faits, les réduire à un procès-verbal – et retenir l’émotion, la tenir à distance pour parvenir à extirper le passé douloureux, des bribes de réel. Parfois, l’auteur veut aller vite, ne pas s’arrêter, la voix se fait précipitée, car il craint de ne pas avoir le courage d’aller jusqu’au bout. Cette vie, lui semble-t-il, n’était pas la sienne. Modiano réussit à traduire cette impression, que nous avons tous connue, de vivre une vie en restant immobile, sans y avoir la moindre part de volonté, de la subir, comme si le décor et le temps défilaient derrière nous, acteurs figés devant un écran d’images en mouvement.
« A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt. Et même, j’essayais de trouver du mystère à ce qui n’en avait aucun. » La démarche du créateur n’a rien à voir avec celle de l’analyste. Ce livre n’est pas une cure psychanalytique, une vérité dévoilée à l’auteur qui pourrait désormais – le passé véritablement décrypté et dépassé - écrire autre chose ou ne plus écrire, repartir sur d’autres bases. Modiano ne cherche pas à guérir, après 40 ans d’écriture. Il jette les mots d’une chose inépuisable, le souvenir revient, se renouvelle comme un niveau d’eau dans le sable. Ce dernier livre projette une lumière plus crue, sans l’artifice de la fiction, sur une douleur que l’écrivain n’a pas fini de vivre et d’épuiser, de transfigurer dans de nouvelles sommes romanesques.
Le génie de Modiano, c’est, tout en ressassant cette histoire personnelle, ce drame du manque d’amour, cette quête angoissée et impossible des origines, d’en faire une image de l’humanité entière, d’une condition humaine où rien n’est sûr, où rien n’est assuré.

Un pedigree, Patrick Modiano, Editions Gallimard, 12, 90 €

jeudi, 09 août 2007

Questionnaire des Quatre

Je réponds avec beaucoup de retard au questionnaire des quatre, auquel Jean-Louis Kuffer m’avait invité à participer (mais j’avais, comme on dit de nos jours, zappé sa demande.)

 

Les quatre livres de mon enfance :

Sans famille, d’Hector Malot

Un bon petit diable, de la Comtesse de Ségur

L’ami Fritz, d’Erckmann et Chatrian

Notre Dame de Paris, de Victor Hugo

(je n’y peux rien, c’étaient les seuls livres dans la maison familiale !)

et les albums de Tintin (que j’aimerai toujours, en dépit des mauvais procès en sorcellerie qui lui sont faits régulièrement.)

 

Les quatre écrivains que je lirai et relirai encore :

Baltasar Gracian (mes livres de chevet à tous les âges de ma vie)

Kafka

Mallarmé

Carver

 

Les quatre auteurs que je ne lirai (de toute évidence) plus jamais :

Pourquoi citer ? A quoi bon faire de la publicité à des mauvais ? Non point quatre mais des centaines d’auteurs dont je n’ai lu qu’un seul livre, surestimé par la critique.

 

Les quatre premiers livres de ma liste à (re)lire :

Proust, toute la Recherche

Faulkner, Lumière d’août

Bernanos, Monsieur Ouine

Saint-Augustin, Confessions

 

Les quatre livres que j’emporterais sur l’île déserte :

La Bible (depuis le temps que je me promets de la lire en entier)

Les Caractères de La Bruyère

Toute l’œuvre de Joyce, jusqu’à Ulysse

et un manuel de survie en milieu hostile.

 

Les derniers mots d’un de mes livres préférés :

Comme je ne peux citer le début des Confessions de Rousseau, voici la fin de l’un des Caractères de La Bruyère (Gnathon) :

« Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain. »

 

jeudi, 02 août 2007

Guillevic à Carnac

A l’occasion du centenaire de la naissance de Guillevic et du dixième anniversaire de sa mort, des manifestations littéraires sont organisées en France, témoignant de l’intérêt que suscite encore cette œuvre traduite en 40 langues et en 60 pays. Mais le lieu incontournable où il faut être présent pour rendre hommage au poète demeure Carnac où il est né.

Du 20 juin au 10 août, une exposition est ainsi organisée à la mairie de Carnac (Morbihan), dans le hall d’accueil : des livres de Guillevic sont illustrés par des peintres contemporains tels que Marie Alloy, Baltazar, Bazaine, Dorny, Dournon, Dubuffet, Léger…

Par ailleurs, un parcours de randonnée « Sur les pas de Guillevic » a été tracé dans la ville et la lande environnante. Cet itinéraire d’une dizaine de kilomètres, partant de la superbe église de Saint Cornély,

« Eglise de Carnac

Qui est comme un rocher

Que l’on aurait creusé

Et meublé de façon

A n’y avoir plus peur. »

e5e74f1e3052db55ea837f2142a4dcd8.jpgpermet de retrouver la maison natale du poète, située Venelle de la Forge, la fontaine située entre la Poste et les plages,

« Entre le bourg et la plage

Il y avait sur la droite une fontaine

Qui n’en finissait pas

De remonter le temps. »

c6f9ee5d58600418a049f8afd00c8ab3.jpgle tumulus et la chapelle Saint-Michel, la fontaine Saint-Michel, 47df1c49b08ed687daeb2f9595ee725f.jpgCloucarnac où se trouve la maison de la mère de Guillevic, le village de Kerluir, les alignements de Kermario,

« Les menhirs sont en rang

Vers quelque chose

Qui doit avoir eu lieu. »

et les alignements du Ménec, avant de revenir au centre de Carnac.

17034a3402ca2149436a27eef1e515b6.jpg« Il s’est passé quelque chose à Carnac,

Il y a longtemps.

Quelque chose qui compte

Et tu dis, lumière,

Qu’il y a lieu

D’en être fier. »

 

(Les citations sont extraites du recueil Carnac, éditions Gallimard.)

 

mercredi, 11 juillet 2007

L'annexe est en vacances...

medium_rebel.jpg 

La chute des anges rebelles, de Breughel l'Ancien (1562)

Tableau à l'huile 117 x 162 cm
Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts de Belgique

 

mardi, 03 juillet 2007

Le cagibi (dans le Codex Atlanticus)

8997c8fa6292b247537cbc79a95bfdb8.gifLe texte Le cagibi vient d'être republié dans le numéro 16 du Codex Atlanticus, anthologie annuelle de littérature fantastique. C'est l'occasion de remettre en ligne cette courte nouvelle parue sur ce blog le 22 avril 2006.

 

Les temps étaient durs. L'hiver n'en finissait pas. On mangeait des pommes de terre tous les jours. Le dimanche seulement, la mère ajoutait aux tubercules un morceau de viande bouillie que l'on dévorait des yeux, car il était réservé au père. Les économies avaient fondu à Noël. La misère gagnait comme une gangrène. Il fallait absolument que le père livre son manuscrit à temps à l'éditeur, pour toucher son à-valoir.

Afin qu'il puisse se concentrer sur son travail, et que rien ne vienne distraire son regard ni sa pensée, la mère avait imaginé un moyen radical pour l'isoler du monde et de ses tentations, comme pour l'empêcher de sacrifier à la boisson, qui constituait avec les femmes l'une de ses faiblesses. Elle ne manquait jamais de ressources quand la situation devenait grave et, une fois encore, son idée se révéla judicieuse. Elle aménagea un cagibi sous l'escalier.

a773f1d6b581e0f59d7bd9cb33e10687.gifQuelques planches récupérées dans la cave, des panneaux de contreplaqué, des chevrons, des clous, une porte sur deux charnières, le réduit fut vite créé - on le découvrit en rentrant de l'école. Elle y installa une chaise raide en bois, une petite table de fer, et sur celle-ci, tous les accessoires qu'elle jugeait nécessaires à l'activité d'écrivain : une rame de papier blanc, un stylo plume, un encrier rempli d'encre noire, deux crayons, une gomme, un taille-crayon, un dictionnaire. Depuis la cuisine fut tiré un fil électrique, au bout duquel pendait une simple ampoule dépolie. Une petite corbeille à papier compléta l'ensemble. La surface minuscule n'aurait guère pu être meublée davantage. Rien ne filtrait du dehors. Ni bruit, ni air, ni lumière. Extérieur eût été ici un mot déplacé.

L'escalier menait aux chambres de l'étage, celles des enfants, des chambres étroites et mansardées, glaciales en hiver, des fournaises l'été. On devait éviter de l'emprunter de jour, lorsque le père écrivait. En cas d'absolue nécessité, si l'on avait oublié là-haut un livre d'école ou son cache-nez, il était permis de monter, avec d'infinies précautions, après avoir chaussé les pantoufles, ou en chaussettes. Le moindre craquement d'une marche, et une gifle tombait. La mère avait la main leste, et lourde.

Chaque matin, après le petit-déjeuner, à huit heures trente, trente-cinq au plus tard, elle se tournait vers le père et, sans prononcer une parole, pointait son index vers le cagibi. A ce signal, il se dirigeait vers ce qui lui tenait lieu de bureau et se contorsionnait pour pénétrer à l'intérieur et s'installer à sa table : la faible hauteur ne lui permettait pas de tenir debout ; assis, sa tête frôlait la marche de l'escalier. Elle fermait la porte du réduit avec un petit cadenas, et conservait la clé dans une poche de son tablier. Le père ne pouvait ensuite sortir que pour satisfaire ses besoins naturels. Il écrivait tout le matin, sans pouvoir changer de position, à la lumière artificielle qui lui chauffait le visage. Défense lui était faite de fumer, pour d'évidentes raisons de sécurité. A midi la mère le libérait pour le déjeuner qu'il prenait en famille, en silence, immobile, le regard fixé sur le fond de l'assiette ; on devait éviter de parler pour ne pas le distraire de sa réflexion. Il prenait un café, parfois deux. Puis il retournait dans le débarras, muni d'une bouteille d'eau du robinet, de quelques gâteaux et fruits secs, jusqu'au début de soirée - à dix-huit heures précises - où la mère venait enlever le cadenas. Il écrivait tout l'après-midi, sous l'ampoule brûlante, en se servant du recto et du verso des feuilles, par économie. On entendait le doux crissement de la plume. On entendait parfois le froissement d'un papier, qu'il jetait dans la corbeille.

Le père travaillait au moins huit heures par jour, dans une solitude absolue. On n'avait pas le droit de lui rendre visite ; même le chat était interdit de séjour. Il ne connaissait ni samedi, ni dimanche, ni jour férié. Chaque soir, après le dîner, il passait au rapport, devant faire à la mère le compte-rendu de l'évolution de son œuvre. Il lui montrait les pages manuscrites, ainsi que son journal intime, qu'il était autorisé à tenir, en parallèle, à condition que cette activité annexe ne lui prenne qu'un temps limité et ne le détourne pas de sa tâche principale. Le livre avançait avec une grande régularité, selon le calendrier prévu et punaisé sur la cloison de planches. On coulait des jours quasi paisibles, dans une maison redevenue calme et silencieuse, après ce difficile automne qui n'avait été qu'une longue saison de crise. Le père ne se plaignait pas, sauf un peu des yeux et de quelques courbatures. La mère semblait contente, et confiante. On se reprenait à espérer. L'hiver touchait à sa fin. On rêvait d'améliorer l'ordinaire des patates.

 

Extrait du recueil Portraits d'écrivains, Editinter, 2002. La nouvelle était précédemment parue dans la revue La Grappe, accompagnée de cette illustration de Dominique Laronde.

vendredi, 22 juin 2007

Le passeur d'éternité, de Roland Fuentès

medium_fuenteslpe.jpg(Cet article est paru dans La Presse Littéraire n° 9.)

 

Roland Fuentès est un jeune auteur qui s'est fait connaître par le prix Prométhée de la nouvelle, avec Douze mètres cubes de littérature, paru aux éditions du Rocher. Il a par ailleurs, toujours dans une veine poétique et fantastique, fait paraître trois romans, Le Musée, chez Fer de Chances, La double mémoire de David Hoog, chez A contrario (ces deux éditeurs étant malheureusement tôt disparus, et leurs livres désormais introuvables) et un savoureux petit polar humoristique, La Bresse dans les pédales, chez Nykta. Son nouvel ouvrage nous entraîne au dix-huitième siècle, dans le sud de la France.

Pendant la grande peste de 1720, Maladite, bourgeois d'Aix-en-Provence, parcourt inlassablement les chemins du pays à la recherche d'oeuvres de grands maîtres pour les sauver de la destruction et du pillage. Une nuit de tempête, alors qu'il a été recueilli et sauvé par un métayer du hameau de Mallemort, il trouve chez ce dernier une sculpture qui le fascine, réalisée par son hôte ; il la vole et s'en approprie la création. Suivent de multiples péripéties dans des villes infestées par la peste, jusqu'aux retrouvailles finales avec le métayer.

On retrouve le thème de la dépossession, que l'on a vu dans La double mémoire de David Hoog : on se souvient que dans ce précédent roman, un certain Wolf, homme récemment décédé, tentait de revivre dans Hoog en prenant possession de son esprit ; le héros perdait sa mémoire originelle et propre, remplacée par une mémoire intruse.  Ici, c'est une oeuvre qui s'introduit dans l'esprit de Maladite, oeuvre de laquelle il tire sa force et son invincibilité (il traverse sans encombre et sans risque une région infestée par la peste), mais qui le mènera implacablement vers la folie.

L'une des questions taraudantes du livre est celle de la valeur de l'art, qui représente toute la vie et la raison de vivre de Maladite. La femme du métayer en a une conception qui désoriente le collectionneur : « Vous pouvez garder la tête en bois. Ce n'est qu'un morceau d'arbre mort auquel mon mari, par désoeuvrement, a voulu donner forme. Si vous l'aviez demandé nous vous aurions cédé l'objet volontiers ; vous vous seriez dispensé d'un vol et d'un départ si ingrat. » Et quel est le sort de son créateur, qui peut ne pas être à la hauteur de son oeuvre, voire inconscient de sa valeur ? « Comment ce métayer de rien du tout, ce rustre, pouvait-il mépriser le bijou enfanté de ses mains ? Etait-il possible que la valeur d'une oeuvre dépasse d'aussi loin celle de son auteur ? » Un tel don transcende les catégories sociales, se rit de la culture ou des écoles d'art : « Pour lui, le génie procédait d'une essence magique, octroyée à une petite communauté d'élus. Naïvement il avait cru seuls capables de génie les gens de sa caste, instruits dans la règle aux subtilités de l'art. » Le trafiquant d'art découvre qu'un homme du peuple peut être, comme à son corps défendant, un créateur génial.

En subtilisant et rassemblant les tableaux de sa collection, Maladite ne travaille pas pour lui, dans un but égoïste, mais pour l'art, qu'il passe aux siècles suivants ; en cela réside la clé du titre : le passeur d'éternité. « Je ne suis pas un voleur. En récupérant les tableaux chez mes clients décédés, je ne fais que reprendre en charge leur avenir. Il est périlleux d'abandonner une oeuvre au parcours hasardeux des héritages. Ce qui a du prix pour le père se révèle parfois quantité négligeable pour le fils. Or, pour traverser le temps et éclore lorsque viendra sa saison, une oeuvre doit bénéficier de fervents défenseurs à différentes époques. Si un seul maillon de la chaîne vient à sauter, l'oubli peut engloutir l'oeuvre. (...) Je rétablis une justice pour les oeuvres à l'avenir incertain. »

La solitude est le lot de cet amateur : sans famille, sans compagne, Maladite n'éprouve pas de véritable solidarité avec les autres (il refuse le concours de sa force aux paysans, ne sachant que donner un peu d'or) et ne communie qu'avec l'art. Par cette passion exclusive il perdra la raison, lorsqu'un évènement fatal viendra vider sa vie de sa substance, comme de son identité d'artiste usurpée.

Dans une prose solide et riche d'expressions savoureuses, jouant sur le décalage du temps et de la langue, avec une construction savante d'emboîtements (le récit est celui d'un marchand d'art, Jean Vayron, lequel recueille les confidences orales d'une vieille bossue aux airs de sorcière qui lui vend l'histoire, chaque version s'éloignant de l'histoire originelle introuvable comme toute vérité), Roland Fuentès conduit son lecteur jusqu'au dénouement d'une main de maître. Tout en signant un roman historique crédible, il reste fidèle à sa veine fantastique et réaffirme qu' « Une histoire est une somme de mensonges. ».

 

Roland Fuentès, Le passeur d'éternité, Les 400 coups éditeur. 104 pages, 11 €.

jeudi, 14 juin 2007

Revue de détail n° 8

(Ces chroniques sont parues dans La Presse Littéraire n° 9.)

 

LA SŒUR DE L’ANGE n° 4

b0293fa0ff60a956a3834ba9b67cd819.jpgLes éditions Le Grand Souffle ont eu l’heureuse initiative de faire renaître la revue semestrielle de philosophie et de littérature La Sœur de l’Ange, prématurément disparue suite au dépôt de bilan de son précédent éditeur « A Contrario ». On se souvient de ces belles et imposantes livraisons, la qualité le disputant à la quantité, et qui s'articulaient sur un thème : A quoi bon l'art ? A quoi bon la nation ? A quoi bon mourir ?

Le 4ème numéro a pour thème : « A quoi bon Dieu ? », et l'ambition est toujours la même : poursuivre une aventure intellectuelle et humaine indispensable à la vie culturelle menacée de notre temps. « En philosophie comme en littérature, contre la culture du consensus et l’idéologie molle du spectre démocratique, La Sœur de l’Ange allume le feu de la vie ascendante en rappelant la vertu de la confrontation créatrice. « Que chacun sache en quoi il n’est pas d’accord avec l’autre » est l’une des conditions pour qu’un parlement textuel se rende capable d’ouvrir de nouveaux horizons. »

L'introduction de Debord donne le ton : « Les personnes qui n'agissent jamais veulent croire que l'on pourrait choisir en toute liberté l'excellence de ceux qui viendront figurer dans un combat, de même que le lieu et l'heure où l'on porterait un coup imparable et définitif. Mais non : avec ce que l'on a sous la main, et selon les quelques positions effectivement attaquables, on se jette sur l'une ou l'autre dès que l'on aperçoit un moment favorable ; sinon, on disparaît sans avoir rien fait. » Frédéric Houdaer présente un texte savoureux d'Alexandre Vialatte, « La religion veut entrer dans un cercle carré », dans lequel le sage auvergnat nous explique par un humour des plus convaincants pourquoi la religion est fondée sur un dogme immuable : « On voudrait un cercle carré. « Tout change, pourquoi pas la religion ? » Parce qu'une circonférence est forcée de rester ronde. Parce qu'elle y est tenue par sa définition. »

Au sommaire encore : Didier Bazy, Andrée Chédid, Alain Jugnon, Falk van Gaver, André Chouraqui, Philippe Corcuff, Yannis Constantinidès, Ludwig Feuerbach, Michel Crépu, Jean Luc Moreau parmi bien d’autres contributions et des lettres inédites d’André Rolland de Renéville, René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte.

La Soeur de l'Ange matérialise un espace où s'expriment philosophes, théologiens, écrivains, où l'on convoque Abellio, Bernanos, Nietzsche. Confrontées, juxtaposées, sans guerre ni concession, les paroles des athées et celles des croyants se rencontrent dans ce chantier ouvert, d'une réelle démocratie. Un espace unique où chaque pensée est libre d'exister, en relation avec l'altérité. Voilà qui nous change heureusement du militantisme excommunicateur.

La Sœur de l’Ange, Le Grand Souffle éditions, 24 rue Truffaut, 75017 Paris. 252 pages, 18,50 €. http://revuelasoeurdelange.hautetfort.com

 

 

MERCURE LIQUIDE n° 4

Cette revue littéraire et graphique semble revenir de loin. On peut lire en effet dans le dernier numéro paru : « Vous tenez entre vos mains Mercure liquide n° 4, dernier numéro de la revue à se produire sur papier. »  Mais l’aventure, assurent les responsables, continuera sur le web, une revue en ligne enrichie de musique, de vidéo, de portraits des artistes publiés, d’un espace de résidences online… Fidèle au principe même du mercure, matière inaltérable symbole de transformation, la revue espère se prolonger sous d’autres formes. Mais ce n'était qu'une fausse alerte. Mercure liquide annonce désormais sur son site que le numéro 5 paraîtra en février 2007, grâce à une subvention accordée par la région Rhône Alpes, la première depuis le début de cette aventure éditoriale. Le numéro 4 est un superbe objet, dont la conception graphique est due à Safran. L'ensemble vaut par ses textes (trois des auteurs présents, Samuel Gallet, Silvère Valtot, Thibaut Fayner sont passés par les classes d'écriture dramatique de l'ENSATT) mais surtout par ses collaborations artistiques, dont les photos réalisées par Franck Boutonnet dans les bidonvilles de la banlieue lyonnaise, conciliant art et humanité. La revue, moins littéraire qu'artistique, a une réelle unité, probablement due à la complicité et à la communauté d'esprit des contributeurs.  

Mercure liquide, 21 rue Duhamel, 69002 Lyon. 84 pages, 7€. www.mercureliquide.com

 

 

PASSAGE D’ENCRES n° 26

 8231c52b3064917549f88452957009b6.jpgSous titrée art / littérature, cette revue de prestige, d'un grand format original quasi carré, faisant la part belle au dessin et à la photographie, est éditée par l’association Passage d’encres, dont le but est la promotion, le développement et la diffusion des arts graphiques. Animée par Christiane Tricoit, et forte d’un solide comité de rédaction, elle sort 3 numéros par an. « Nulles parts » est le thème de ce dernier numéro, coordonné par Yves Boudier et Jean-Claude Montel. Dans l'introduction, « Sur le carnet de l'arpenteur », Boudier présente l'axe de réflexion : « S'il est un domaine de notre présence au monde qui conjugue au plus étroit politique et ressenti naturel, c'est bien celui que l'on nomme paysage. Lié à notre histoire commune, indéfectiblement uni à nos vies, il est avant tout culture. Il se constitue et se révèle à travers l'ensemble des actes par lesquels notre volonté l'impose, le construit, le détourne, l'altère, le transforme, souvent même le détruit. » Suivent de superbes photos noir et blanc d'Andoche Praudel, des paysages naturels corréziens qui « semblent vibrer d'une attente de l'impossible » selon la juste formule de Didier Laroque. Robert Groborne est l'artiste invité et livre un ensemble intitulé « L'ordre minéral », une série de lithographies alternées avec des poèmes de Joseph Guglielmi. Précisons que des petits livres sont également édités par l’association, dans les collections Traces, Trait court, Tiré à part, toutes dans l'alliance ou le dialogue de l'art et de la littérature.

Passage d’encres, 16 rue de Paris, 93230 Romainville. 104 pages, 19 €  www.passagedencres.org